KIP
Illustration d'Henri Loppinet pour KIP

Pourquoi le confinement ? Chronique sociale d’une décision inédite (1/2)

« Nous sommes en guerre face à un ennemi invisible ». 

Ces mots, maintes et maintes fois martelés ces dernières semaines, traduisent l’intensité de l’effort consenti par nos sociétés dans leur lutte face au coronavirus. Invisible, le coronavirus n’en est pas moins omniprésent depuis plusieurs semaines, chamboulant nos habitudes et nos acquis. Invisible, il n’en est pas moins appelé à transformer nos sociétés en profondeur, à la suite d’une expérience de confinement absolument  inédite.

Premier ennemi auquel l’humanité toute entière a décidé de déclarer la guerre, le Covid-19 est déjà à l’origine d’importantes évolutions, à une vitesse inédite sans que ne résonne le son du canon. Jamais, des mesures aussi draconiennes que l’arrêt de l’essentiel de la production économique ou le confinement des populations à l’échelle de pays, puis de continents – plus de la moitié de l’humanité est aujourd’hui confinée ! -n’ont été prises. Jamais, les États n’ont disposé de moyens suffisants pour les faire respecter de tous. Jamais enfin, les citoyens n’ont paru si disposés à accepter sans trop broncher ce qui s’apparente de prime abord comme une restriction de liberté, ni la santé publique dépassé à ce point les nécessités économiques.

Le coronavirus marque donc un tournant, aussi brutal que radical. Il s’agira  de faire émerger ici le rôle déterminant de la circulation de l’information dans ces réponses nouvelles, de montrer les transformations profondes alors entraînées et d’envisager – dans un second article –  quelques tendances pour l’avenir, une fois que nos sociétés sous cloche auront fait sonner, justement, les cloches de la Victoire.

La société de la transparence

Dans ce contexte de pandémie et d’inquiétude mondiale, la tentation est forte d’établir des parallèles avec des cas préalables d’épidémie internationale. Deux pandémies, grippe espagnole et peste noire, sont particulièrement invoquées. Rappelons-en brièvement l’histoire.

La plus tristement célèbre est sans conteste la peste noire qui ravagea l’Europe de 1347 à 1354. Transmise par le rat, cette épidémie tua environ le tiers de la population européenne d’alors, soit un bilan s’élevant à environ 30 millions de personnes. La peste, au fil des contacts et des réseaux qui unissaient déjà l’Europe longtemps avant la mondialisation, s’est répandue presque partout sur le continent, n’épargnant qu’une partie des Flandres et l’essentiel de la Pologne[1]. La grippe espagnole[2] qui sévit entre 1918 et 1919 est quant à elle originaire des États-Unis[3]. Elle se transmit à l’Europe et à l’Asie via le retour des soldats au pays après la Première Guerre mondiale et fut ainsi responsable de 25 à 100 millions de morts, pour l’essentiel en Inde et en Chine. Cette imprécision des estimations, se trouve être le résultat de l’omerta sur le nombre de décès organisés par certains gouvernements dans ces temps troublés de sortie de la Première Guerre mondiale. À l’inverse, nous sommes aujourd’hui abreuvés jour après jour de décomptes des victimes du Covid-19, le plus souvent de façon assez fiable, voire à l’unité près. Cette comparaison est sans doute le premier motif d’espoir concernant nos sociétés que nous pouvons déceler au travers de la situation actuelle, et l’une des tendances qu’elle met en exergue.

Ainsi aujourd’hui, comme l’a prouvée la controverse sur le nombre de cas en Chine, pareille manœuvre semble incontestablement plus difficile à mettre en œuvre. Ce n’est pas tant bien sûr que les citoyens des Années Folles eussent été prêts à accepter un mensonge aussi grave, mais bien que la possibilité matérielle de celui-ci est nettement compromise. Louons pour cela le rôle des médias contemporains, télévision et réseaux sociaux notamment, qui jouent un rôle peu perceptible mais important. Commençons par les réseaux sociaux, dont le rôle est déjà décisif. Je résumerai ainsi leur influence quant à cette transparence accrue : chacun peut être générateur d’informations à destination de tous. Autrement dit, l’information sur les faits possède une infinité de sources – à la fiabilité certes parfois discutable – mais dont le simple nombre empêche le contrôle absolu. Cette fragmentation, aux multiples conséquences négatives bien connues, permet néanmoins que d’autres montrent ce que certains voudraient cacher, d’alerter sur les possibles mensonges des autorités.

La télévision joue probablement un rôle plus majeur encore, concernant la possibilité du confinement. En joignant l’image au son de la radio des années 1920, elle acquiert toute la force probante de celle-ci. Elle nous donne surtout à voir directement l’ampleur de la situation avec nos propres yeux. Les chaînes d’information – nonobstant là aussi leurs défauts – nous ont permis, en nous abreuvant d’images et de données, de nous figurer l’impensable, de nous permettre de nous faire une représentation à la fois du danger que faisait planer le virus, mais aussi et surtout d’imaginer ce que peut-être le confinement. Imaginons un instant ce que nous aurions pensé d’un État enfermant ses citoyens chez eux et d’un virus qui le pousse à le faire, si les images des JT ne nous y avaient pas quelque peu préparé… 

Un État, plus encore une république, n’aurait pu se le permettre.

La télévision joue en fait un rôle symétrique à celui des réseaux sociaux. En effet, quand ceux-ci permettent d’éclater les sources d’émission de l’information, la télé permet, comme les autres médias traditionnels, de concentrer sa réception à l’autre bout de la chaîne par l’audience, de faire que beaucoup reçoivent une même information. La concentration de la réception de l’information est une condition sine qua non à la possibilité du confinement. Tendant l’oreille à des informations similaires au même moment, nous sommes davantage disposés à nous sentir embarqués dans une action ou une cause commune, elle-même beaucoup plus simple à organiser si ses participants sont reliés par les médias. Ils s’insèrent ainsi dans un mouvement de société bien plus puissant encore que celui de la transparence.

Le temps du civisme

Cette crise du coronavirus est ainsi l’occasion de démonstrations de solidarité à échelle nationale, relayée par les différents médias qui en permettent la diffusion. C’est donc non plus l’État seul qui est à l’origine d’initiatives globales, mais aussi la société civile. Ces initiatives peuvent être  symboliques, comme les applaudissements pour les soignants chaque soir à 20 heures, ou prendre la forme de dons financiers sans que n’ait à intervenir directement l’État, dont la fonction demeure la coordination de l’effort de tous. Contrairement aux crises des siècles précédents, où les États faisaient appel à l’esprit patriotique de leurs citoyens, les invitant à s’engager dans une guerre, dans un emprunt ou face à une catastrophe naturelle pour préserver la Nation éprouvée, la crise actuelle fait appel à l’esprit civique de la population pour protéger les citoyens par un comportement responsable. C’est toute une histoire du sentiment d’appartenance à un pays que l’on peut alors esquisser à travers la notion de civisme, que je propose de définir comme la prise en compte de l’intérêt de tous dans les décisions de chacun et surtout le sentiment d’inscription dans une communauté.

Si les États médiévaux ne pouvaient mettre en place des mesures d’envergure dans le cadre d’une crise sanitaire, c’est avant tout puisqu’ils n’étaient pas en possibilité de le faire. Ils manquaient tout d’abord purement et simplement des moyens techniques nécessaires pour cela, ne disposant ni d’un système de santé efficace, ni d’aucune façon de communiquer rapidement avec la population, ni enfin d’une force publique unifiée pour faire respecter un confinement sur tout un territoire. Ainsi, les mesures prises – quarantaine notamment – ne pouvaient se faire qu’à l’échelle locale. Mais ce sont leurs structures profondes qui empêchaient à la fois la coordination d’actions publiques et les initiatives citoyennes. D’une part l’isolement de nombreux territoires, sans accès à l’information, formait un terreau propice aux superstitions et aux complots. D’autre part, l’appareil administratif de l’époque demeurait incomplet. Les loyautés de l’État médiéval, imprégné des structures féodales, sont encore des loyautés personnelles ; on est au service du roi ou du seigneur, dans lequel on s’attache à sa personne seule – par contrainte, intérêt ou adhésion – et non à une Nation. Pour permettre de grandes initiatives, hors du cadre de la guerre, il manque encore un esprit commun, un esprit d’appartenance à une Nation, un lien autre que la personne du Roi pour cimenter l’union des citoyens.

Tel est l’atout supplémentaire des États apparus après les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles. Ils disposent en effet d’une idée supérieure autour de laquelle se rallient ses citoyens : la Nation, donnant naissance à ce qu’on nomma l’État-Nation. Le lien entre citoyen et État-Nation dépasse de beaucoup celui-ci entre sujet et monarque puisqu’il s’appuie désormais sur une communauté de valeurs. Devises, drapeaux, hymnes nationaux et pratiques communes, de l’armée au vote de plus en plus généralisé, jettent les bases d’un sentiment d’appartenance transcendant les dirigeants. Mais la présence de l’État à cette époque demeure encore relativement lointaine pour le citoyen, ses interactions avec lui se résument globalement à l’acquittement des impôts, l’observation de la loi et éventuellement la conscription. Il n’est donc guère surprenant que la plupart des grands projets nationaux de cette époque relèvent des domaines militaires et économiques.

Tout change avec les avancées sociales des XIXe et XXe par lesquelles l’État entre progressivement dans la vie de tous les jours. Cette évolution est bien sûr visible d’un point de vue économique – par les différents droits et allocations – mais aussi par les différentes nationalisations, faisant de l’État un capitaine industriel. Mais c’est bien d’un point de vue sanitaire que l’évolution est la plus frappante. La Sécurité Sociale fait de la santé l’affaire de tous, créant par là-même la notion de Santé Publique. À l’heure de l’État-providence, on envisage l’appartenance à une nation de façon plus bienveillante, l’État n’est plus seulement une autorité publique ; il est aussi un soutien aux personnes pour atténuer leurs difficultés. Voilà pourquoi également les États ne considèrent pas aujourd’hui la poursuite de l’activité économique comme primant sur la santé de tous ; son rôle dépassant la simple administration l’invite à privilégier la santé publique.

En retour la société civile, unifiée par des pratiques communes, dont le vote demeure la principale, joue aussi un rôle accru. Si le lien social peut paraître distendu, il a surtout changé de forme : moins fort dans les relations sociales entre personnes, sans figure d’autorité incontestée derrière laquelle tout le monde se range et s’unit, il voit cependant sa portée et la quantité de personnes qu’il relie augmenter. De l’appel de l’Abbé Pierre aux différents Téléthons, ce n’est plus seulement une vision patriotique de l’honneur et des valeurs nationales partagées par tous qui est invoquée, mais la traduction grâce aux moyens modernes – politiques et médiatiques – que l’ensemble de la communauté nationale puisse agir de concert hors du cadre traditionnel de la guerre.

Le civisme actuel est donc l’extension du sentiment d’appartenance nationale, qui, d’une relation avec une autorité par valeurs partagées, devient aussi une relation personnelle de soutien dans un rapport nouveau avec l’État. Plus qu’un lien social plus vigoureux, il est le résultat de mouvements sociétaux profonds, qui nous relient de façon plus étendue à la puissance publique mais aussi aux autres. Médias et formes politiques modernes élargissent nos perspectives de vision et nos horizons d’action, nous permettant en somme d’avoir la portée d’atteindre les autres dans nos actions, nous donnant la possibilité de nous unir dans la même direction. 

En définitive, le confinement d’aujourd’hui apparaît comme la rencontre d’une société de l’information qui permet de créer des réseaux entre des groupes bien plus nombreux, une information qui – parfois anxiogène – permit au moins ici de se figurer la gravité de la crise mais aussi et surtout d’une société où le rôle étendu de l’État lui donne non seulement l’autorité mais le rôle idoine à une décision si polémique.

À notre échelle, il ne s’agit plus de s’unir pour protéger la France mais l’ensemble des Français.

Et dans ce but, il n’y a qu’une chose à faire, rester chez soi.

Sources et renvois

[1] Par ailleurs, les Flandres étaient la place forte du commerce international à l’époque, Bruges et Anvers faisaient partie des plus grands ports du monde. Pourtant, leur arrière-pays fut globalement épargné.

[2] Son nom de grippe espagnole n’a donc rien à voir avec son origine. L’Espagne fut en fait le seul pays – en cette fin de la Grande Guerre – à publier des informations transparentes sur la propagation de la maladie.

[3] https://www.histoiredumonde.net/Grippe-espagnole-de-1918.html.

Avatar

Amayes Kara

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Trésorier de KIP (2020-2021) et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Treasurer of KIP (2020-2021) and regular contributor.

1 comment