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Pour une démocratisation de la culture

La législation française est fondée sur d’émouvants principes. Le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose du devoir de la Nation de garantir « l’égal l’accès de l’enfant et de l’adulte, à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture ». Ainsi sommes-nous censés résider dans un pays qui ne néglige pas l’éducation culturelle de ses enfants. Ainsi fréquente-t-on également les musées, expositions et salles de spectacles, quels que soient notre niveau de vie et celui de nos parents. La réalité est moins évidente, en particulier lorsque l’on analyse un bref instant la sociologie des visiteurs de lieux de culture. Costumes chics et cheveux grisonnants y semblent étrangement surreprésentés. La preuve, s’il fallait en apporter une, de la faillite de l’Etat dans son projet de promouvoir la culture pour tous.

La distinction

1979 est sans doute l’année de la désillusion, du constat de l’échec des bonnes volontés du Préambule de la Constitution. Pierre Bourdieu publie La distinction, qui résonne comme une bombe dans le monde de la sociologie. Utilisant les réactions de sondés de tous horizons devant la Photographie de l’usine de Lacq1https://ekladata.com/kUSuptkz-37YMWPx38xKN0Wpcgg.png, photographie dont l’abstraction tend à destabiliser ses spectateurs., Bourdieu démontre que notre réceptivité à l’art est déterminée par notre contexte socioculturel. La comparaison est parlante : « devant la photographie de l’usine de Lacq, qui est faite pour déconcerter les attentes réalistes, […] les ouvriers restent perplexes, hésitent et finissent le plus souvent par s’avouer vaincus »2Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, 1979 tandis que « c’est seulement chez les membres de la classe dominante, qui sont les plus nombreux à identifier l’objet représenté, que le jugement sur la forme acquiert sa pleine autonomie par rapport au jugement sur le contenu »3Idem. Dès notre naissance ou au cours de notre formation se créent  des automatismes de jugement qui conditionnent notre manière d’être au monde, en particulier vis-à-vis des formes d’art les plus ésotériques. 

L’art ne serait alors apprécié à sa juste valeur que par une mince strate d’ultra-privilégiés. Conclusion impossible à supporter pour une partie de la classe politique française. Ami de Bourdieu et passionné d’art, M. François Mitterrand changera cela, si vous l’élisez en 1981. Chose faite, il nomme M. Jack Lang à la tête d’un super-ministère de la Culture au budget décuplé, qui retrouve la superbe de l’époque d’André Malraux, charismatique et indéboulonnable ministre des Affaires culturelles de De Gaulle. Des idées et des bonnes intentions, la nouvelle équipe gouvernementale en a à revendre : dès le mois d’août 1981 est déclinée une ambitieuse politique de la lecture avec la mesure phare du prix unique du livre. Par ailleurs, pour offrir un accès égalitaire à la littérature, dix-sept bibliothèques départementales de prêt sont créées. Il s’agit d’un exemple parmi d’autres de la politique menée tambour battant par M. Lang, qui s’attache également à la lourde responsabilité de répandre l’accès à l’opéra au sein de la population parisienne, en lançant la construction de l’opéra Bastille, dans un quartier plus populaire que celui du mythique palais Garnier. Démocratisation relative pour cette grande maison inaugurée en 1989, dont la fréquentation reste conforme aux stéréotypes. 

Impuissance publique

Malgré toute la volonté politique du gouvernement d’alternance, l’action de M. Jack Lang n’est pas vraiment couronnée de succès. La puissance publique se révèle donc impuissante pour tourner les jeunes Français de tous milieux vers l’art. Très vite est pourtant reconnue la place capitale de l’éducation dans l’accès à la culture. Déjà le gouvernement de M. Pierre Bérégovoy a-t-il intégré cette interdépendance en fusionnant, un an durant, les ministères de l’Éducation nationale et de la Culture sous la houlette… de M. Lang. Si cette configuration ne dura qu’un an, c’est sûrement du fait des difficultés qui lui sont inhérentes : l’obstacle de rassembler et de coordonner les États-majors de la rue de Grenelle et de la rue de Valois et le danger pour la Culture de devenir une attribution d’importance secondaire par rapport aux enjeux, plus médiatisés, d’Éducation4https://www.lefigaro.fr/debats/2007/04/09/01005-20070409ARTFIG90117-trois_conditions_pour_associer_culture_et_education_nationale.php. Une chose est claire, la théorie et la pratique sont deux dimensions éminemment différentes.

Depuis les désillusions de l’ère Lang, la politique culturelle se fait de plus en plus cosmétique, en particulier sur les questions liées à l’éducation. Une des mesures les plus emblématiques des dernières années a été la création du « Pass culture » par le gouvernement de M. Philippe, à partir de février 2019. Élargi en 2021 pour relancer l’économie de la culture, durement touchée par la pandémie de la covid-19, ce dispositif permet aux jeunes âgés de quinze à dix-huit ans de bénéficier d’un crédit pour réserver des offres culturelles près de chez eux. Point d’orgue de ce dispositif, chaque Français accédant à la majorité voit son crédit augmenté de 300 euros. Le « Pass culture », associé à une application numérique dédiée, a été un succès dans la population concernée, avec 128 070 inscriptions pour 135 000 jeunes ciblés au 31 décembre 20205D’après un rapport d’évaluation du ministère de la Culture : https://pass.culture.fr/wp-content/uploads/2021/05/0321_SYNTHESE_RAPPORT-EXPERIMENTATION.pdf. Cependant, l’offre déployée a surtout été utilisée par les jeunes concernés pour l’achat de produits culturels déjà assez répandus dans cette population. Un exemple emblématique en est les mangas. En revanche, une faible part des 300 euros alloués per capita est dépensée au théâtre, au musée ou à l’opéra. Difficile de percer ce que l’on peut appeler un plafond de verre socioculturel6Certes, le théâtre et l’opéra demandent une logistique particulière pour se rendre en centre-ville le soir et sont par nature plutôt plébiscités par des personnes plus âgées, mais, parmi les jeunes qui s’y rendent régulièrement, une très grande majorité se classe dans les catégories sociales les plus favorisées..

Par ailleurs, en analysant les propositions culturelles des candidats à l’élection présidentielle de 2022, un sentiment de résignation se dégage. Le programme L’avenir en commun de M. Mélenchon, que l’on attendait très ambitieux en matière d’accès à la culture, reste assez limité, loin de celui de M. Mitterrand en 1981. Pour « démocratiser la culture », M. Mélenchon prévoit deux mesures phares : « transformer les écoles d’art en service public national » et « augmenter le nombre de Conservatoires et revenir sur l’arrêt du soutien de l’État ». Révolu paraît le temps des belles illusions de Jack Lang.

Autre constat tout aussi alarmant : si les politiques culturelles des Présidents de la République étaient jadis marquées par l’inauguration d’un grand musée, parisien ou en régions, cette dynamique semble essoufflée depuis quelques années. Du moins depuis deux quinquennats. Aujourd’hui, seules les initiatives et collections privées font sensation. Ainsi en est-il des médiatiques inaugurations de la Fondation Louis Vuitton par le milliardaire Bernard Arnault dans le bois de Boulogne, ou de la très récente Fondation Pinault, en lieu et place de l’ancienne Bourse du commerce, dévoilée en 2021. Revoici le spectre de la privatisation de la culture, qu’entend tant bien que mal combattre M. Mélenchon, sans pour autant aspirer à la construction d’un nouveau et emblématique lieu de culture national.


C’est cette résignation en forme de renoncement de l’État qui aggrave le problème. Comment affirmer qu’un autre monde est possible7Citation héritée d’une Une du Monde diplomatique et reprise notamment au grand rassemblement de la campagne de M. Mélenchon sur la place de la République, le 20 mars 2022. en abandonnant l’idéal d’égalité d’accès à la culture ? Telle est peut-être une clef de lecture de l’enlisement actuel de la gauche8Pour approfondir le sujet : http://kipthinking.com/defendre-le-peuple-nest-plus-populaire/?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=defendre-le-peuple-nest-plus-populaire.

Une question de perspectives

Il serait cependant illusoire et pessimiste de considérer que la jeunesse défavorisée soit hermétique à toute forme de culture, déterminée, au fond, à l’asservissement spirituel. Car oui, la culture rend libre. C’est tout du moins le credo défendu par nombre d’hommes et de femmes politiques, dont M. Mélenchon. Mais pas uniquement la culture dite « savante » ou « classique » : toutes les formes de culture permettent l’éveil au monde et l’acquisition de la liberté de penser.

Or, si l’on élargit notre conception de ce qu’est la culture, force est de se rendre compte que l’ensemble de la population est touché et s’investit dans une forme de culture. Il convient alors, dans les politiques publiques, de ne pas négliger des formes d’art plus contemporaines et multiculturelles. Ainsi des Centres nationaux des arts de la rue et de l’espace public sont-ils déployés en France depuis 2016. Initiative encore anecdotique et peu connue des Français. Il en va de même pour le jeu vidéo, « première industrie culturelle mondiale » comme le reconnaît le Ministère de la Culture en 20129https://www.culture.gouv.fr/Thematiques/Industries-culturelles-et-creatives/Dossiers-thematiques/Le-jeu-video, en faveur duquel les seules mesures de l’État constituent un fonds d’aide et un crédit d’impôts qui n’ont que peu d’effet sur le quotidien des consommateurs. Une mission d’information parlementaire, qui a été menée sur cette question par M. Patrice Martin-Lalande, député, a formulé sept propositions qui n’ont été que peu appliquées par le Législateur10https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/114000733.pdf

La négligence de l’Etat est donc palpable sur ce sujet, lorsque nos dirigeants, et en particulier les tenants du ministère de la Rue de Valois, semblent encore incapables de s’atteler au cœur du problème. Et cela représente un danger, à une époque où une part grandissante de la population se sent délaissée, méprisée et ignorée par l’action publique. Or l’action publique, aujourd’hui, concentre encore majoritairement ses subventions vers les centres d’art nationaux comme les salles de spectacle et les musées, dont l’offre touche une fraction minime et plutôt favorisée de la population. Par exemple, les deux milliards d’euros alloués à la culture dans le Plan France Relance sont répartis de la sorte : 614 M€ pour soutenir le patrimoine, 426 M€ pour relancer le spectacle vivant et les arts visuels et 428 M€ pour consolider les filières stratégiques culturelles. Peu semble fait pour les secteurs culturels nouveaux et plébiscités par une majorité de Français, en particulier moins favorisés. 

Il n’est donc pas étonnant, dans ce contexte, de voir de plus en plus de Français nier l’effet que peut avoir l’action politique sur leur quotidien. Il n’est pas non plus étonnant d’assister à un débat de plus en plus passionné et défiant sur ce qui fait la culture et l’histoire de France. Il n’est pas étonnant de constater une opposition systématique aux investissements de l’État dans des infrastructures culturelles et sportives qui ne répondent pas aux aspirations d’une majorité de Français.

La distinction est et reste donc claire dans la politique culturelle française. Si cette dernière fut pionnière avec la création d’un ministère des Affaires culturelles en 1959, elle semble s’être peu adaptée aux évolutions de la société, talon d’Achille d’un État fondé sur l’égal accès aux ressources, quel que soit le contexte socioculturel de chacun. Il convient donc de lancer un appel aux différents candidats à l’élection présidentielle de 2022 : même si le contexte est marqué par la gravité et par l’urgence, même si de nombreuses crises touchent simultanément notre pays, même si l’accès à la culture ne figure pas parmi les premières préoccupations des Français, il est nécessaire de penser une politique culturelle ambitieuse et de long terme, pour réconcilier les Français avec l’État, avec leur identité, et pour leur permettre de vivre en harmonie. 

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.