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Illustration par Julie Omri pour KIP.

Petit guide des relations sociales à la chinoise – Perdre la face

Oui mais non

 Dire oui mais signifier non. Absurde ? Pas vraiment. Enfin, plus exactement, ça dépend de qui, de quoi, de comment et surtout d’où. Je vous perds, c’est possible, pourtant il me semble avoir mis le doigt sur une subtilité culturelle. Une subtilité profondément ancrée dans les codes sociaux à quelques huit mille kilomètres d’ici.

Précisément, si vous avez été élevé en Chine, mais c’est valable pour d’autres pays d’Asie, comme le Japon, la Corée, ou même Singapour, on vous aura sûrement appris à « garder la face » en toutes circonstances, et ce, depuis le plus jeune âge. Je m’explique, si vous dites tout simplement « non » à une personne asiatique, votre franc parler occidental peut s’interpréter comme de la malpolitesse ou un manque d’éducation par votre interlocuteur. Au contraire susurrer en souriant « j’aime beaucoup l’option B, elle me parait peut-être plus judicieuse. », serait tout de suite beaucoup plus apprécié, et votre allocutaire ne donnera plus l’impression d’avoir forcé sur le blush ce matin.  

 Un peu d’histoire pour commencer. Dans nos archives occidentales, l’on retrouve les premiers écrits sur la question de perdre la face au milieu du XIXe, au travers des mémoires du père évangéliste Régis Huc : « Ces paroles, en pareille circonstances, étaient rigoureusement exigées par la politesse chinoise. Quand quelqu’un s’est compromis on doit éviter de le faire rougir, ou, en style chinois, de lui enlever la face. »1Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Tibet, pendant les années 1844, 1845, 1846

Perdre la face serait donc d’abord et surtout perdre toute considération au sein d’un groupe social. 

Qu’en pensent nos sociologues ?

Ce curieux phénomène relève des processus de socialisation et de construction des identités sociales, au croisement entre anthropologie et sociologie. 

Je vous propose un petit condensé de ce que nos chercheurs en sciences humaines pensent de la thématique.         

Pour E. Goffman, sociologue canadien, la société est un processus dynamique en perpétuelle construction, dont les normes seraient sans cesse définies par le groupe. Les interactions sociales ont une importance essentielle d’intégration d’un individu au sein d’un groupe, mais permettent surtout le maintien du groupe lui-même. Garder la face comme ciment de cohésion culturelle ? C’est un bon début, allons désormais voir du côté européen ce que la recherche en sciences humaines apporte à notre problème.

G. Rocher, dans son ouvrage Introduction à la sociologie générale énonce que « la socialisation est le processus par lequel la personne humaine apprend et intériorise tout au cours de sa vie les éléments socioculturels de son milieu, les intègre à la structure de sa personnalité sous l’influence d’expériences et d’agents sociaux significatifs et par là s’adapte à l’environnement social ou elle doit vivre ». Une très longue phrase, somme toute, pour dire encore une fois que la socialisation est intrinsèquement culturelle.

E. Durkheim affirme quant à lui, dans les Règles de la méthode sociologique, que l’identité d’un individu, mais aussi ses pratiques et son caractère sont purement le résultat d’un conditionnement : le fait social s’impose à un individu. Par ailleurs, en Chine, pays dans lequel la conscience collective prime, le lien social entre les individus relève, en termes savants, de la solidarité mécanique. Dans ce cadre, chaque individu absorbe et intègre les contraintes du groupe, et la cohésion sociale est formée sur la similitude des comportements. L’on pourrait ainsi opposer ce type de solidarité avec la solidarité organique, laquelle étant fondée sur la complémentarité des activités et fonctions des individus au sein d’un groupe. Avec la montée des courants de pensée favorisant l’individualisme en Occident, la solidarité organique semble aujourd’hui à son apogée dans nos sociétés.

Que ce soient Goffman, Rocher ou Durkheim, tous témoignent donc que les mécanismes de socialisation primaire et secondaire sont à l’origine de la proéminence de la face en Asie… Et de sa moindre présence en Occident.

Confucius dans toute sa splendeur

 Précisément, en ce qui concerne les interactions sociales, la société chinoise fonctionne autour des principes de pudeur émotionnelle, de retenue, mais aussi de subtilité. En Chine, il faut savoir maîtriser l’art de la nuance, quitte à tomber dans l’écueil de la langue de bois, que nous maîtrisons plutôt bien n’est-ce pas. Dit autrement, il s’agirait de « ne pas être lu comme dans un livre ouvert ».

Également, dans une société confucéenne au sein de laquelle le respect de la hiérarchie et de l’aïeul sont des notions primordiales, ne pas faire perdre la face de son interlocuteur permet la reconnaissance des positions sociales de chacun. Être bon élève au difficile exercice de garder la face en toutes circonstances requiert ainsi une maîtrise approfondie de l’art de la diplomatie et du détour. L’art de la suggestion souvent, de l’hypocrisie parfois. 

Enfin, garder la face c’est personnifier la culture du consensus, cet état d’esprit prégnant dans la société selon lequel chacun doit y trouver sa part et ne pas se sentir lésé par la partie adverse. Et s’il existait dans nos termes occidentaux un équivalent de garder la face et ne pas faire perdre celle de son interlocuteur ?… « intelligence sociale » me souffle-t-on à l’oreille !

Sources et renvois

Laura Parascandola

Laura Parascandola

Etudiante en double master Sciences Po - HEC. Membre de KIP et contributrice régulière.

Sciences Po - HEC dual master student. Member of KIP and regular contributor.

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