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Illustration par Julie Omri pour KIP.

Le Pérou, une démocratie résiliente face à un cataclysme politique

Le 9 novembre dernier fut une journée bien particulière de la République du Pérou. Après une première tentative échouée deux mois auparavant, le président Martín Vizcarra fut destitué par le Congrès péruvien. Les 105 députés1Sur les 130 députés siégeant au parlement, 87 votes sont suffisants pour entériner une procédure de destitution. Lors de la procédure lancée le 11 septembre, la motion de censure n’avait recueilli que 32 votes favorables. qui ont voté en faveur de cette procédure de destitution ont utilisé l’article 113 de la constitution de 1993 déclarant une « vacance pour incapacité morale ». Alors que cet acte avait vocation à assainir la situation, il n’en fut rien. Démuni de vice-président depuis la démission de Mercedes Aráoz, c’est finalement le président du parlement Manuel Merino qui a pris les rênes de l’État péruvien avant de quitter 3 jours plus tard, lui aussi, la Casa Pizarro.  

Tout porte à croire que le Pérou a vécu un coup d’État orchestré par les parlementaires de l’opposition. Cet évènement s’illustre pourtant à contre-courant du sentiment global dans ce pays qui adule véritablement son président. Une situation à première vue rocambolesque mais qui en dit long sur le climat de défiance qui imbibe la société péruvienne. 

Une histoire aux accents hollywoodiens

Cette situation peut sembler inédite, mais ce sentiment est atténué lorsque l’on étudie plus attentivement l’histoire péruvienne. Pour saisir pleinement la complexité de cette dernière, il faut passer par l’incontournable Alberto Fujimori. Cette figure de la droite populiste péruvienne est arrivée au pouvoir en 1990 après avoir mis en ballotage le célèbre écrivain Mario Vargas Llosa dans un contexte économique déplorable. Reniant ses promesses de campagne, Fujimori lance un programme économique d’envergure (« fujichoc ») qui permet d’atteindre des taux de croissance inespérés (environ 12%) dans les années 1990. Cela dit, ce miracle économique s’est fait au prix d’une dérive autoritaire. En 1992, il organisa notamment un auto-coup d’État afin de se débarrasser de la dernière instance qui lui intimait un peu de résistance, le Parlement. 

Alors qu’à la fin de son deuxième mandat le président Fujimori voulait en briguer un troisième, à rebours des dispositions prévues par la constitution, les multiples scandales de corruption sont venus contrecarrer ses plans. Depuis, le Pérou a fait de la corruption son quotidien politique. De 2001 à 2018, les quatre présidents qui se sont succédés furent tous mis en cause dans la retentissante affaire Odebrecht2Pour rappel, Odebrecht est une entreprise de BTP brésilienne qui fut impliquée dans un vaste réseau de corruption dont la finalité était de gagner des appels d’offres publics en échange de financements illégaux de campagnes électorales. Ce feuilleton est couronné par la démission de Pedro Pablo Kuczynski en 2018 pour corruption, alors que celui-ci avait été élu (face à Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président) sur un programme farouchement anti-corruption. 

C’est donc son vice-président, Martín Vizcarra, qui prit les rênes du pays. Incarnant l’espoir de la nouvelle génération, le nouveau président a expliqué lors de son serment qu’il allait « placer tous ses efforts dans la lutte contre la corruption ». Le référendum organisé en décembre 2018 proposait notamment de limiter le nombre de mandats présidentiels et de mieux encadrer le financement des campagnes. Se heurtant au blocage des nombreux parlementaires de Fuerza Nacional (parti proche du fujimorisme), Martín Vizcarra bénéficie cependant d’un vigoureux soutien populaire. Les élections de janvier 2020 ont donné les partis Podemos Perú et Acción Popular vainqueurs, ceux-ci étant favorables à un dialogue avec Vizcarra. 

Un espoir vite balayé par les vieux travers 

Le soutien de la rue n’a pas empêché un nouveau Parlement de voter la destitution du président Vizcarra en novembre 2020. Pour mieux saisir la situation, il faut comprendre que le parlement péruvien a des prérogatives particulièrement importantes – en comparaison des pays voisins – qui englobent le contrôle du budget, des nominations gouvernementales, des grandes décisions etc. Mais il s’avère que ce Parlement est tout aussi puissant que détesté tant il est l’émanation des bassesses politiciennes et des magouilles en tout genre.  Ce faisant, la destitution orchestrée par le parlement s’est paradoxalement faite alors que la population exprimait volontiers son soutien au président. C’est pourquoi le président du Parlement qui avait remplacé Vizcarra, Manuel Merino, fut poussé vers la sortie au bout de trois jours par la pression populaire. 

Les nombreuses manifestations qui s’en sont suivies tranchent avec le calme dont l’opinion publique est normalement coutumière au Pérou. On a le sentiment que le parcours politique péruvien suit le Paradoxe de la Tranquillité théorisé par Hyman Minsky3cf. Stabilizing an Unstable Economy, 1986 dans les années 1980 à propos des crises financières. La crise politique actuelle est le fruit du fonctionnement même du système institutionnel : plus les politiques ont senti qu’ils étaient dans une zone de confort, plus ils ont adopté un comportement transgressif voire répréhensible. Nous sommes aujourd’hui au « Moment de Minsky »4Le Moment de Minsky est un effondrement à la fois soudain et inexorable d’un système de valeurs. Il marque le début de la fin d’une civilisation (souvent économique dans la bouche de Minsky). qui précède un effondrement du système, à moins que le système s’autorégule et ceci éventuellement grâce à une intervention étrangère.  

Comparé à ses voisins, le Pérou apparaît souvent comme l’élève modèle de l’Amérique latine. L’économie péruvienne compte parmi les 50 premières mondiales en termes de PIB, en grande partie grâce au secteur minier (57% de son PIB en 2019). Suffisamment rare dans la région pour être souligné, l’endettement public péruvien est minime : seulement 34% du PIB, ce qui octroie aux autorités une liberté d’investissement là où certains de ses voisins sont pris à la gorge par les crédits. Ce faisant, les experts s’accordent à dire que le Pérou est l’un des pays les mieux gérés d’Amérique Latine avec notamment une manipulation de l’inflation au service de l’activité économique. Réussite étonnante lorsque l’on sait les défaillances chroniques auxquelles se confronte le pays depuis maintenant deux décennies. 

Une fois n’est pas coutume, le nouveau président Francisco Sagasti – élu président du Congrès, et donc président par intérim – a promis de changer les choses. Seulement, il semble que le Pérou ait atteint un point de non-retour tant l’opinion publique semble déterminée à rompre avec le silence. Le pays est à un moment clé de son histoire au cours duquel il risque de sombrer dans les travers dont ses voisins sont coutumiers (manifestations violentes, répression systématique, crise économique durable …). Cela dit, les péruviens pourraient faire de l’exception – un Parlement puissant – un atout de taille dans la stabilisation du pays, à condition de chasser les vieilles forces politiques qui gangrènent l’équilibre de la nation.  

Sources et renvois

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Louis Mortier