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Non, Taubira ne sauvera pas la gauche

Vendredi 17 décembre 2021, Christiane Taubira diffusait une vidéo de quelques minutes qui se terminait par l’annonce de sa potentielle candidature à l’élection présidentielle1https://www.novethic.fr/actualite/entreprise-responsable/isr-rse/francois-hollande-quel-bilan-rse-144201.html. Cette déclaration faisait suite à des références de plus en plus fréquentes à l’ancienne Garde des sceaux par une partie de l’électorat de gauche. A leurs yeux, il s’agissait de la candidate la plus crédible à opposer à la domination de la droite. Si beaucoup ont surtout retenu sa position en faveur du mariage pour tous, son parcours est rempli d’ambiguïtés, souvent éludées par ses défenseurs, mais qui laissent pourtant dubitatif quant à sa capacité à sauver la gauche de l’impasse dans laquelle elle se trouve actuellement.

Au royaume des aveugles, la borgne est reine

            La mythologie qui entoure Christiane Taubira se résume  à ses coups d’éclat durant son mandat de ministre de la Justice sous la présidence de François Hollande, où elle endossait le rôle d’une des rares figures de gauche au sein d’un gouvernement que seule la droite ose encore qualifier de socialiste. Ses discours en faveur du mariage pour tous et sa démission quelques jours avant l’examen du projet de loi sur la déchéance de nationalité en ont fait une des quelques personnalités intègres du quinquennat. Elle se distingue ainsi de ceux qui n’ont eu aucun mal à s’adapter aux dérapages d’un mandat connu avant tout pour ses 49.3, sa Loi Travail et sa mise en place du CICE2https://twitter.com/chtaubira/status/1471789063854338049?s=21, autant de mesures qui étonnent de la part d’un président qui avait la finance pour premier ennemi. 

            C’est donc par l’intermédiaire de grands discours humanistes (son appétence pour la littérature au sein d’une sphère politique de moins en moins portée sur la culture faisant aussi partie de ses attraits) qu’elle est parvenue à se désolidariser du gouvernement de toutes les déceptions, restant immaculée aux yeux de beaucoup. Elle emporte avec elle un bilan fait de succès relatifs (lutte contre la surpopulation carcérale, loi sur le harcèlement) et d’échecs qu’on peut difficilement lui imputer (réforme inaboutie sur la justice des mineurs, absence d’accès à la PMA pour les couples de femmes comme elle l’avait annoncé). En se positionnant ainsi à contre-courant de son gouvernement, elle se protège du discrédit que pourrait jeter sur elle ses années au pouvoir. Toutefois, sa tendance à s’associer à des groupes en divergence avec la gauche traditionnelle ne date pas de François Hollande, et fait grandir le doute sur son orientation politique réelle. 

Un passé moins de gauche qu’il n’y parait

        En 1993, alors députée Guyanaise, elle vote l’investiture du gouvernement Balladur, constitué notamment de Nicolas Sarkozy, François Bayrou ou Alain Juppé, et qui sera à l’origine de mesures comme le Contrat d’Insertion Professionnelle (permettant de payer les jeunes à 80% du SMIC et déclenchant de nombreuses manifestations de syndicats), la réduction du taux de prise en charge de la sécurité sociale (de 70 à 65%), ou alors l’augmentation de l’âge de départ à la retraite (de 2 ans et demi, en plus d’un calcul moins favorable de la pension). 

            En 1994, elle est membre de la liste Énergie Radicale lancée par Bernard Tapie (dont il n’est pas nécessaire de lister les affaires judiciaires), qui soutient l’Europe fédérale. En 2002, dans le cadre de sa candidature à l’élection présidentielle, elle porte des valeurs majoritairement libérales comme la suppression de l’impôt sur le revenu, de la contribution sociale généralisée (un impôt destiné à combler le « trou » de la sécurité sociale), de la contribution pour le remboursement de la dette sociale et des cotisations sociales, remplacées par un impôt (modérément) progressif3https://www.liberation.fr/checknews/quel-etait-le-programme-de-christiane-taubira-lorsquelle-sest-presentee-a-la-presidentielle-en-2002-20211216_HULZOQIZGFGOROT6GKJBWDSN2E/?redirected=1.Parmi ses propositions, on trouve aussi un allégement des charges fiscales et sociales, ainsi que la défense d’une retraite par capitalisation à partir d’un certain niveau de pensions.

      On peut aussi noter d’autres prises de positions étonnantes, comme son opposition à l’immigration en Guyane lorsqu’elle affirme en 2005 : « Nous sommes à un tournant identitaire. Les Guyanais de souche sont devenus minoritaires sur leur propre terre »4http://www1.rfi.fr/fichiers/MFI/PolitiqueDiplomatie/2068.asp, une rhétorique que la gauche a peu l’habitude de soutenir. Toutes ces « erreurs de parcours » donnent donc à voir un portrait moins brillant de la potentielle candidate. Si la gauche ne considère pas Macron comme son candidat, ce n’est pas pour son manque de culture littéraire ou de progressisme social, mais en grande partie pour sa politique économique. Or, les prises de position passées de Taubira laissent difficilement espérer un virage sur ce plan. Il reste quand même possible de prendre sa défense, en arguant que tout cela date de plusieurs années, et que la Taubira d’aujourd’hui n’est plus celle qui a pu s’égarer par le passé, en sacrifiant ses idéaux à des mouvements en vogue. Si son refus de prendre position sur la question vaccinale en Guyane il y a quelques mois 5https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/09/30/incitation-a-la-vaccination-contre-le-covid-19-en-guyane-christiane-taubira-denonce-une-polemique-obscene_6096558_823448.htmlpeut mettre à mal cet argument (ses principes semblent s’arrêter là où commence), un premier moyen de se projeter vers l’avenir demeure la vidéo d’annonce de sa candidature, principal document en lien avec sa campagne future. 

Contrer le vide par le vide, ou l’optimisme comme naïveté

            Revenons donc à cette fameuse vidéo du 17 décembre, sobrement précédée du slogan « ce qui compte, c’est vous », formule passe-partout qui résume assez bien les trois minutes de discours qui l’accompagnent. « J’ai fait le compte de ce qui compte », des « interrogations sérieuses et fondées mais enthousiastes aussi » les tournures creuses se multiplient, remettant même en cause les soi-disantes qualités littéraires de l’ancienne Garde des sceaux. Lorsqu’il s’agit de critiquer les grandes institutions comme l’Union Européenne ou la Communauté Internationale, elle le fait par l’intermédiaire de problèmes vagues tels que des « atermoiements » ou des « dérèglements du monde » dont on ne sait pas bien à quoi ils correspondent (pour Zemmour, le grand remplacement est sans doute un dérèglement du monde, au même titre que l’ultra-libéralisme en est un pour Poutou). 

            Christiane Taubira veut donc « renforcer la cohésion sociale ». Comment ? On ne sait pas, mais ce sera fait « partout, sans exclusive ni exclusion ». Elle finit même par oser appeler  des « garanties » qu’elle nous doit. Si elle évoque le « dérèglement climatique » face auquel il faudrait « cesser de tergiverser », elle ne propose aucune solution concrète, comme si l’action pour l’action était une fin en soi. Bien entendu, on ne niera pas ici la trop grande passivité des pouvoirs en place face à la crise climatique, mais il est discutable de penser que le simple arrêt des « tergiversations » à ce sujet suffise en lui-même à sauver la planète. Avant de stopper toute réflexion, il faut avoir défini une marche à suivre.

            « Une diplomatie active et clairvoyante » permettrait par ailleurs « de rendre le monde moins brutal, plus sûr ». A nouveau, on s’interroge sur la signification du mot « clairvoyante », mais fort heureusement, elle enchaîne en disant vouloir offrir « des réponses claires aux sujets difficiles » : nous sommes sauvés ! Ces réponses viendront plus tard, évidemment, il ne faudrait pas trop se presser. Pour l’instant, « ce qui compte surtout, ce sont nos savoirs, nos connaissances ». Lesquels spécifiquement ? On ne sait pas, mais à peine a-t-on le temps de se poser la question qu’on apprend que « ce qui compte, c’est cette belle ambition d’égalité, de justice sociale, de volontarisme écologique ». Mais cette « belle ambition » de qui, au juste ? Pas de tous les Français en tout cas, car nous rappelons qu’Eric Zemmour et Marine Le Pen comptabilisent près de 30% des voix, et que le cœur de leur campagne ne semble pas être la justice sociale et l’écologie. 

            Et là, au bout de deux minutes, elle nous annonce fièrement que « l’essentiel, c’est quand même le sens de qui nous sommes », phrase qui mériterait sans doute à elle seule un zéro dans n’importe quelle copie de philosophie, et qui donne ici très envie d’arrêter la vidéo. Après une série d’autres formulations pas forcément beaucoup plus denses sur « l’essentiel » arrive enfin le grand sujet : « il y a des candidatures de personnes de grande valeur », mais Taubira « constate l’impasse ». Elle a raison. Il y a bien une impasse à gauche, mais pourquoi ? Pour elle, cela est visiblement dû à l’absence d’alliance, puisqu’elle dit ne pas vouloir être « une candidate de plus », et souhaiter mettre « toutes ses forces dans les dernières chances de l’union ». Malheureusement, cette union de la gauche est une arlésienne qui n’a cessé de revenir ces derniers mois, et la Primaire Populaire a achevé d’en acter l’échec. Que retenir de ce discours, donc, sinon une série de phrases vides de sens, un espoir chimérique pour une union de la gauche qui n’aura jamais lieu, et la candidature d’une ancienne ministre sans programme ? Pas grand-chose malheureusement.

Une primaire pas si populaire

          Suite à cette vidéo, Taubira et son équipe ont organisé une Primaire Populaire qui était supposée aboutir à la fameuse union de la gauche. Entre le 27 et le 30 janvier, un système de vote en ligne a permis à 392.000 participants de désigner leur candidat de gauche favori. Évidemment, tous les autres candidats ayant annoncé qu’ils ne tiendraient pas compte du résultat de ce vote, Taubira est arrivée largement en tête avec 79% d’avis positifs. Depuis, l’ancienne garde des Sceaux brandit ce résultat comme une source de légitimité, alors que sa signification ne dépasse pas un constat simple : les électeurs de Taubira (qui représentent l’immense majorité des participants à la Primaire Populaire) votent pour Taubira. 

            Actuellement à 4,5% des voix dans les sondages, c’est-à-dire derrière Jadot et Mélenchon6https://www.bfmtv.com/politique/elections/presidentielle/sondage-bfmtv-macron-en-baisse-mais-en-tete-au-1er-tour-loin-devant-le-pen-pecresse-et-zemmour-au-coude-a-coude_AN-202202160352.html, l’aura de cette Primaire ne semble effectivement pas suffire à faire décoller la candidate. Il faut dire que le soir suivant son élection, elle s’est empressée d’annoncer son refus de taxer excessivement les héritages, une mesure qui ne fait que confirmer les penchants exprimés au début de cet article. Cela n’empêche toutefois pas d’espérer une remontée future avec le véritable démarrage de sa campagne, la candidate s’étant pour l’instant contentée de diffuser un slam de fin d’année et quelques autres mesures consensuelles (hausse du smic, mise en place d’un salaire étudiant, aide à l’agriculture biologique7https://www.ladepeche.fr/2022/01/15/presidentielle-2022-ce-que-lon-sait-du-programme-de-christiane-taubira-10048246.php). Pour l’instant, et à la surprise générale, c’est plutôt Fabien Roussel qui est en pleine ascension. Sa posture pro-nucléaire et sa défense de la gastronomie française face aux vegans en ont fait la coqueluche des éditorialistes médiatiques, leur permettant au passage de rabaisser Jean-Luc Melenchon. Actuellement ex-aequo avec Taubira, Roussel pourrait prochainement lui passer devant en récupérant la part des électeurs qui ne s’intéressent pas à l’écologie et aux enjeux culturels. 

            Quoi qu’il en soit, ce que la gauche attend aujourd’hui, c’est un véritable rage politique, et non une alternative progressiste à Macron. Tant que le programme de Taubira n’aura pas été publié, il restera malvenu de ne placer aucun espoir en elle. En revanche, il est bon de se rappeler qu’élire un ancien ministre de Hollande dont on ignore les ambitions, sur la base d’un vague projet, un hypothétique vent de fraîcheur et un dynamisme séduisant, c’est exactement ce qui a amené Emmanuel Macron au pouvoir. Pour l’instant, il faut donc prendre son mal en patience. Tout ce qu’on peut constater à ce jour, c’est qu’elle est devenue « une candidate de plus », et que sa vidéo d’annonce de campagne contenait donc déjà son premier mensonge. 

       Illustré par Joffrey Liaigre

Joffrey Liagre

Joffrey Liagre

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Double degree with the Optical Institute. Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Double degree with the Optical Institute. Member of KIP and regular contributor.