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Illustration d'Adrien Terrien pour KIP.

Nigel Farage, improbable faiseur de rois

« Vous ne riez-plus maintenant, n’est-ce pas ? »

28 juin 2016, Bruxelles. Devant un parterre de députés européens, Nigel Farage savoure une revanche qu’il attend depuis trop longtemps. Cinq jours plus tôt, et contre toute attente, le camp du Leave est sorti victorieux du référendum sur l’appartenance du Royaume-Uni à l’Union européenne.

Un comble ! Nigel Farage n’y croyait pas lui-même. Peut-être même espérait-il en secret une défaite et un retour à ce statu quo qui l’arrangeait tant. Le soir de l’annonce des résultats, aux environs de 22 heures 30, il avait même donné un discours dans lequel il s’avouait vaincu et déclarait le Remain gagnant. Simple moment de panique, diront certains ; scandale financier de grande ampleur pour d’autres[1]

Un trader ne meurt jamais

Bonhommie, cordialité, proximité. L’attitude de Nigel Farage ne laisse rien deviner d’un élément déterminant de sa personnalité, à savoir qu’avant d’être un politicien, il était avant tout un trader. Sa carrière commence ainsi en 1982, lorsque, après avoir mis fin à ses études, il entre au London Metal Exchange, en pleine ébullition du fait de la révolution conservatrice et du Big Bang de la City. Il est alors courtier en commodités, tout comme son père avant lui.  Jusque dans les années 2000, il vole de banque d’affaires en banque d’affaires, passant entre autres par le Crédit lyonnais et Natixis. Celui qui se voudra un jour l’homme du peuple passe le plus clair de son temps dans les immeubles de bureaux de la City et dans les salles enfumées des clubs de gentlemen, à l’image de l’East India Club. Il y côtoie volontiers l’élite politique et économique du Royaume-Uni, et y rencontre ceux qui partagent ses vues : que l’on pense par exemple à George Holding, aujourd’hui élu républicain à la Chambre des Représentants des Etats-Unis, ou encore à David Campbell-Bannerman, député européen membre du Parti conservateur britannique.

Au cours de ces années au sommet, Nigel Farage commence à rêver d’une accession à la classe aristocratique du Royaume-Uni. Il ne faut pas se méprendre : contrairement à ce que peut laisser penser son affection pour le ballon rond, Nigel Farage est avant tout un amateur de golf et de cricket. Il parle un anglais bâtard, à mis chemin entre le franc parler des classes populaires et la sophistication de l’upper class. Ces milieux restent très fermés, et il comprend rapidement que pour accéder à l’élite, il faudra peut-être se travestir un temps, et faire mine d’avoir une mentalité plébéienne.

Thatcher après Thatcher

Nigel Farage est un oiseau rare : il est parvenu à mener, en parallèle de sa carrière dans les hautes sphères de la finance, une ambition politique de grande ampleur. Entré au Parti conservateur en 1978, il assiste à la fulgurante ascension de Margaret Thatcher, ainsi qu’à sa chute retentissante, en 1990. Trahie par sa majorité, la Dame de fer, parangon de la révolution néolibérale et souverainiste infatigable, doit se retirer. S’ensuit un krach boursier de grande ampleur, le mercredi noir de 1992 ; la même année, le Traité de Maastricht est signé. C’en est trop pour Nigel Farage, qui estime que le Parti conservateur a trahi ses idéaux thatchériens. Il claque la porte en 1992, au moment même où émerge une nébuleuse de groupements politiques thatchériens et foncièrement europhobes (tels que le groupe de Bruges[2], ou encore Better Off Out). Nigel Farage, jusqu’ici resté en retrait de la vie politique, y voit une ouverture. En 1993, il fonde UKIP, le parti de l’indépendance du Royaume-Uni.

Son ascension est lente. En 1999, il parvient à être élu député européen, poste auquel il sera systématiquement réélu. Il fait du Parlement européen sa tribune, de laquelle il vilipende contre des fonctionnaires anonymes, contre la liberté de mouvement au sein de l’Union, contre l’élargissement de 2004. Il accuse Bruxelles de priver de sa souveraineté le Parlement britannique, auquel il tente, à sept reprises, de se faire élire, toujours sans succès… Ironie du sort.  

La stratégie oblique

A Bruxelles, Nigel Farage est toujours sur l’offensive ; il entend dénoncer la prétendue corruption des élites européennes, et s’oppose ainsi frontalement à la candidature de Jean-Claude Juncker à la Commission. Mais à force de montrer du doigt, il est rattrapé par la dualité qui l’habite, entre l’homme politique et le banquier, entre l’homme du peuple et l’homme d’affaires. En 2013, sous le feu des critiques, il reconnaît ainsi avoir fait appel aux services d’un conseiller fiscal pour mettre en place le Farage Family Educational Trust 1654, un fonds utilisé à des fins patrimoniales sur l’Île de Man. En 2014, alors qu’une enquête en interne révèle qu’il avait fait verser 45 000 livres de revenu à sa société (Thorn in the Side Ltd), au lieu de les percevoir sur son compte bancaire, il déclare que certaines formes légales d’optimisation fiscale sont tout à fait acceptables. S’ensuit une de ses diatribes contre le matraquage fiscal. En 2019, nouveau scandale : son principal soutien financier, Arron Banks, aurait pourvu aux dépenses de Nigel Farage entre l’été 2016 et l’été 2017, à hauteur de 450 000 livres, ce que le député européen a omis de mentionner dans les documents remis aux autorités en charge de la transparence.

Ce dernier scandale permet de comprendre la stratégie électorale de Nigel Farage. Il met en lumière le rôle d’Arron Banks, homme d’affaires britannique et donateur généreux, europhobe convaincu proche des ambassadeurs et des élites économiques russes, qui s’évertue à construire une alliance transatlantique entre mouvances national-populistes. En échange de son pécule, Nigel Farage l’a rejoint dans son projet pharaonique. Contributeur à Breitbart News, il entame aussi une collaboration avec Fox News en 2017. Le 9 novembre 2016, alors même qu’il n’est que député européen, il a le privilège de s’entretenir personnellement avec le Président des Etats-Unis, Donald Trump. Depuis ce jour, les deux hommes partagent une même obsession : arracher le Royaume-Uni de l’orbite de Bruxelles, pour le placer dans celui de Washington. Et la nomination de Nigel Farage au poste d’ambassadeur, encore impensable pour le Parti conservateur, pourrait bien aider…

Beaucoup de bruit pour rien ?

Nigel Farage se veut, en ce 12 décembre, un faiseur de rois. Il est bien conscient du fait qu’il n’a pas, seul, les moyens de gagner la partie ; mais il croit encore pouvoir décider qui, de Boris Johnson ou de Jeremy Corbyn, pourra l’emporter, en plaçant ou en retirant les candidatures du Brexit Party dans les circonscriptions les plus stratégiques. Seul écueil : ni le Parti conservateur, ni le Parti travailliste n’ont été réceptifs aux avances de Nigel Farage. Celui-ci n’en a cure ; il poursuit seul son projet d’alliance unilatérale[3] avec le Parti conservateur, et a retiré les candidats du Brexit Party dans les circonscriptions remportées par les Tories aux dernières élections générales. Tout en maintenant les candidatures dans les circonscriptions travaillistes. Cette position ne met personne d’accord. Boris Johnson n’a pas besoin d’assistance dans les circonscriptions acquises aux Tories, puisque sa stratégie est d’affronter les travaillistes sur leur terrain. Il sait de plus qu’il dispose déjà d’une large avance, voire d’une majorité absolue en termes de sièges. Adieu, donc, l’ordre de chevalerie que Farage convoitait tant, et qui lui aurait permis d’entrer dans les cercles très fermés de la noblesse britannique. Adieu, aussi, le poste d’ambassadeur aux Etats-Unis. Lui qui se voulait le Richard Neville[4] du XXIe siècle, jouant sur tous les tableaux et faisant monter les enchères, il est surtout parvenu à se mettre à dos tout l’échiquier politique britannique. Beaucoup de bruit pour rien, dirait Shakespeare…

Sources et renvois

[1] Pour davantage de précisions sur cette affaire, consulter l’adresse suivante :

https://www.bloomberg.com/news/features/2018-06-25/brexit-big-short-how-pollsters-helped-hedge-funds-beat-the-crash

[2] Site officiel : http://www.brugesgroup.com/

[3] Richard Neville, comte de Warwick, fut surnommé kingmaker (« faiseur de rois ») en raison du rôle qu’il a joué lors de la guerre des Deux-Roses (1455-1485). Conscient du fait qu’il ne pourrait jamais accéder lui-même au trône d’Angleterre, il a fait fortune en prêtant allégeance tantôt à un camp, tantôt à l’autre.

[4] https://spectator.us/farage-unilateral-leave-alliance-tories-majority/

Adrien Martin

Adrien Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP and regular contributor.