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Néo-conservatisme culinaire : était-ce vraiment mieux avant ?

5 janvier 2022. Le chef Jean Imbert, jeune quadra archi médiatique, inaugure la nouvelle table du Plaza Athénée, le palace de la prestigieuse avenue Montaigne. Il y succède au monstre sacré de la cuisine qu’est Alain Ducasse, chef le plus étoilé au monde. Et c’est sur une proposition étonnante que le jeune chef a conquis la direction de cet hôtel de légende : la renaissance de la cuisine bourgeoise. Retour, ainsi, aux plats en sauce, mijotés, et évidemment plus caloriques que ceux prônés par la « nouvelle cuisine ». Cette tendance aux plats « régressifs », très en vogue à Paris, n’est que la manifestation culinaire d’une population qui se tourne toujours plus vers son passé. Récit d’une révolution conservatrice dans le monde de la gastronomie. 

Révolution de palais 

Une révolution. C’est en effet le terme utilisé par l’éminent critique Gilles Pudlowski1http://www.gillespudlowski.com/306786/restaurants/paris-8e-la-revolution-imbert pour décrire, en avant-première, son expérience à la table de Jean Imbert. Une révolution, vraiment ? Si révolution il y a, celle-ci paraît on ne peut plus discrète, lorsque l’on contemple la nouvelle carte du Plaza Athénée. Car, oui, un amateur ne se contente pas de simplement lire la carte d’un restaurant multi-étoilé. Vol au vent, langouste en Bellevue, ou encore Fontainebleau en dessert sont des intitulés classiques que l’on penserait retrouver dans Le grand restaurant de Jacques Besnard, dont le célèbre propriétaire est interprété avec brio par Louis de Funès. Ou encore dans l’une des sacro-saintes brasseries parisiennes qui font la renommée de la cuisine française à l’international. Mais pour un restaurant qui se destine à obtenir trois étoiles au Guide Michelin 2022, cela étonne. 

Reste à savoir si la proposition de Jean Imbert se destine à être la norme de la grande cuisine contemporaine. De prime abord, cette tentative apparaît comme une volonté, pour le centenaire Plaza, de se démarquer de l’offre trois-étoiles proposée dans les multiples autres palaces parisiens – on citera, à cet effet, les succès de Christian Le Squer au Georges V ou d’Éric Fréchon au Bristol. Ces derniers chefs, à la renommée internationale, sont reconnus pour avoir détourné le classicisme que l’on attend de la cuisine de palace vers des menus plus modernes et créatifs, qui mobilisent souvent des produits usuels et banals comme l’oignon chez Le Squer ou l’artichaut chez Fréchon. Mais, si l’averti Pudlowski parle de révolution, c’est bien que le style Imbert risque de s’imposer dans nombre de tables françaises.  

Douce France

Déjà, depuis quelques années assiste-t-on au retour à une cuisine issue de produits locaux, singulièrement d’origine française, délaissant les aliments qui nécessitent de coûteuses heures d’avion pour nous parvenir. Avion oblige, car ces denrées, périssables, ne sauraient être transportées par voie maritime. L’impact de ces produits, en termes de pouvoir d’achat comme de respect de l’environnement, apparaît aujourd’hui trop important pour compenser leur saveur exotique. Par ailleurs, les scandales sanitaires et l’application de nouvelles normes plus contraignantes, notamment au sein du marché commun européen, ont limité l’utilisation de pesticides. L’agriculture biologique, qui respecte plus les attentes de traçabilité des produits, a profité de cette tendance, et la consommation de produits « bio » se développe en France. Aujourd’hui, plus de 6,5 % des produits alimentaires consommés par les Français sont issus de l’agriculture biologique2https://www.agencebio.org/vos-outils/les-chiffres-cles/.

Ces nouvelles tendances de consommation, fruit d’une époque plus encline à l’écologie, limitent directement le panel de produits que les Français souhaitent régulièrement cuisiner et consommer. Les chefs, qui suivent le même mouvement, cuisinent désormais presque uniquement des produits de saison, et ont de moins en moins recours aux produits venant de l’autre bout du monde. Retour forcé à une cuisine plus traditionnelle, qui utilise avant tout des matières premières issues de nos terroirs. Ainsi assiste-t-on à la nouvelle gloire des maisons de grande tradition, qui n’ont jamais, au cours de leur longue histoire, dérogé à cette même tradition. Les brasseries de luxe ne sont donc plus uniquement plébiscitées par les touristes, mais également par une clientèle locale, d’habitués. C’est particulièrement le cas à Paris, où l’on retrouve dans des brasseries comme Lipp, boulevard Saint-Germain, un nouveau gotha d’artistes, capitaines d’industrie ou hommes et femmes politiques. 

L’acte de se nourrir est et reste éminemment politique et culturel, fortement influencé par les idéologies dominantes de chaque époque. S’il est clair que les nouvelles habitudes alimentaires des Français sont marquées par la percée du combat pour l’écologie, il ne faut pas négliger aussi la portée identitaire de ce retour à la grande tradition bourgeoise3On appelle “cuisine bourgeoise” la cuisine française de grande tradition, que Jean Imbert tente de populariser, utilisant ce même terme, à la table du Plaza Athénée. Ce terme est hérité des origines des plats qui composent ce classicisme culinaire, qui furent, pour la plupart, inventés pour être servis à la table des bourgeois des XIXe et XXe siècles.. Il n’est pas rare de croiser les tenants d’une droite nationale et conservatrice dans les brasseries parisiennes. Ainsi Jean-Claude Martinez, cadre du Rassemblement National, a-t-il ses habitudes à la Rotonde Montparnasse. Dans un tout autre contexte, cette brasserie fut d’ailleurs rendue célèbre par la fête organisée par le candidat Emmanuel Macron le soir du premier tour de l’élection présidentielle de 2017. Gaspard Gantzer, ancien conseiller à la communication du Président Hollande, confiait par ailleurs à notre rédaction avoir souvent « croisé » Éric Zemmour, alors polémiste, dans les grandes tables de la capitale. La gastronomie transpire donc, même inconsciemment, une identité politique.

Retour au passé en forme de rejet 

Le succès de ce néo-conservatisme culinaire ne peut, toutefois, pas uniquement procéder de l’essor de revendications politiques. Ce retour à la cuisine traditionnelle est plébiscité par nos palais. En témoigne la nouvelle mode des œufs mayonnaise, jadis ringards, dans l’ensemble des brasseries et bistrots du pays. La question est de savoir ce qui motive un client de brasserie pour commander un tel plat élémentaire. La journaliste culinaire Emmanuelle Jary, signant une critique de la brasserie Savy, située non loin du Plaza Athénée, donne une réponse intéressante : « est-ce que les chefs ne sont pas allés trop loin ? »4https://cestmeilleurquandcestbon.com/f/au-restaurant/chez-savy-depuis-1923/. Il est vrai que, depuis des décennies, la « nouvelle cuisine » a beaucoup évolué, pour parfois donner lieu à des expérimentations décevantes. 

Cette « nouvelle vague » de la cuisine est née dans les années 1970, notamment sous la houlette de Michel Guérard, le célèbre trois-étoiles d’Eugénie-les-Bains, dans les Landes. Elle se traduit par un bouleversement total de la haute gastronomie. Finie la cuisine au beurre et à la crème : il s’agit maintenant de donner du goût par les épices et aromates, et non forcément par la matière grasse. Il faut dire que Michel Guérard officie dans une station thermale dédiée à la perte de poids : c’est l’invention d’une grande cuisine minceur qui fait sa renommée. A l’issue de l’apposition de cette « patte Guérard » à la gastronomie française, cette cuisine fondée sur les épices a beaucoup évolué, jusqu’à des dérives. En effet, nombre de grandes tables deviennent les lieux d’expérimentation personnels de leurs chefs, en quête de toujours plus de modernité, plus que des lieux dédiés au plaisir des convives. La cuisine se fait de plus en plus ésotérique, jusqu’au paroxysme incarné par la cuisine moléculaire. Cette nouvelle manière de cuisiner, fondée sur la chimie, fut notamment popularisée par le chef catalan Ferran Adrià, dans son restaurant « El Bulli », élu plusieurs années de suite « Meilleur restaurant du monde », avant de mettre la clef sous la porte, quelques années seulement après la consécration de son chef. 

Si la « nouvelle cuisine » peut légitimement être vilipendée pour ses excès, il ne faut pas négliger ses  bienfaits en termes de santé publique : dans une société de plus en plus sédentaire du fait de la digitalisation, un retour à une cuisine bourgeoise plus grasse ne peut que contribuer à l’augmentation du taux de surpoids dans notre pays, qui approche déjà les 50 %5https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/06/30/pres-d-un-francais-sur-deux-en-surpoids-l-obesite-en-progression_6086350_3244.html. Certes, le surpoids et l’obésité restent avant tout un problème de pauvres, lié, notamment, à la consommation de fast-food ou de sucre. Certes, également, la cuisine bourgeoise implique aussi un mode de consommation différent, qui étire le temps des repas et peut ainsi contribuer à endiguer le phénomène de “fast food”. Mais un retour à une cuisine plus crémée et beurrée dans les restaurants du pays ne peut qu’aggraver ce problème qui risque de fragiliser nos systèmes de santé. 

Déjà-vu ou revenez-y ?

Reste à savoir ce qui séduit tant dans ce retour à des saveurs d’antan. Marcel Proust prouvait déjà avec l’expérience de la célèbre madeleine6Réminiscence proustienne caractéristique, issue du roman Du côté de chez Swann qui est partie prenante de la Recherche du temps perdu qui a rendu l’auteur célèbre. Le narrateur croque dans une madeleine trempée dans une tasse de tisane et revit instantanément le souvenir des madeleines qu’il dégustait avec sa tante Léonie, dans son enfance. que le plaisir culinaire passe par la mobilisation des souvenirs. C’est ainsi que la pâtisserie, depuis plusieurs années, mise sur le côté « régressif » de nouvelles créations, qui s’inspirent des biscuits ou sucreries que les Français consommaient durant leur enfance. C’est ainsi, également, que la maison Drouant, brasserie parisienne légendaire, connue pour accueillir régulièrement les réunions de l’Académie Goncourt, propose désormais une véritable « madeleine de Proust » comme dessert-signature. Pourtant, Drouant suit la même histoire que le Plaza Athénée, ayant depuis peu confié ses cuisines au trentenaire Thibault Nizard. Les jeunes chefs sont-ils donc les vecteurs du retour à la « vieille » cuisine ?


Ce constat, plutôt pessimiste quant aux chances de renouvellement de la haute cuisine française, néglige un détail capital : les chefs ne se contentent pas de reproduire à la lettre les plats de Carême ou d’Escoffier7Antonin Carême (1784-1833) et Auguste Escoffier (1846-1935) sont deux chefs historiques qui ont fortement influencé la grande cuisine française.. Leurs ajouts sont déterminants, ce qui rend désormais les cartes des nouvelles grandes maisons comme le Plaza Athénée moins surprenantes que les plats réellement servis à leurs tables. Ces ajouts sont parlants dans la cuisine de Jean Imbert : Gilles Pudlowski, toujours dans la même critique, nous décrit une interprétation de la langouste Bellevue radicalement différente de celle inscrite dans les plus anciens grimoires de cuisine. Sur la carapace de la langouste, cuite au court-bouillon, sont délicatement disposés des médaillons de homard et de langouste marinés. Quant à la traditionnelle macédoine de légumes8Salade traditionnelle de légumes divers cuits à la vapeur et découpés en cubes., elle est remplacée par une très graphique mosaïque relevée de citron et d’estragon, particulièrement moderne. La pince est, enfin, farcie d’un hachis de homard et de tourteau. Cette alléchante description dessine une cuisine qui bouscule radicalement les codes de ces plats servis des décennies auparavant. 


Ainsi s’agit-il de distinguer deux styles culinaires faisant appel au passé. La cuisine traditionnelle de brasserie, particulièrement en vogue, est le signe d’un besoin, pour les Français, de faire une pause avec les expérimentations hasardeuses des chantres de la « nouvelle cuisine ». La conclusion est toute autre pour les jeunes chefs qui font vivre la haute gastronomie contemporaine : rejetant le confort que procure la possibilité de partir d’une page blanche, ils choisissent de moderniser les plats de grande tradition française, sans pour autant en diluer l’esprit. Une équation éminemment plus complexe que celle requise par la création d’un plat ex nihilo. Saluons, ainsi, cette nouvelle gastronomie qui s’est donnée le défi de respecter aussi bien les codes d’antan que les aspirations des hôtes d’aujourd’hui. 

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.