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epistocratie
Illustration de Julie Omri pour KIP

Les limites de l’épistocratie et la confiance dans les gouvernants

Signe de débats qui agitent jusqu’à la majorité présidentielle, l’intervention de la présidente de la Commission des Lois Yaël Braun-Pivet le 3 février dernier sur Sud-Radio à propos du manque de transparence du conseil de défense sanitaire n’a pas manqué de marquer les esprits. Dans cette dernière, elle pointe du doigt que ce dernier est obsolète et relève que « plus on sera transparent, plus on concertera, plus on informera, et plus on permettra au parlement de jouer à plein son rôle de contrôle, mieux la démocratie se portera et mieux les citoyens nous comprendront. »

Son intervention fait ainsi ressurgir un vieux débat concernant les personnes ou les entités à qui il faudrait donner le pouvoir et surtout selon quels critères ces dernières devraient être sélectionnées. En effet, le conseil de défense sanitaire est seulement le dernier avatar de ce que l’on pourrait habituellement nommer un gouvernement d’experts. Cette tentation de confier aux sachants les rênes du pouvoir peut effectivement trouver sa source dans la Grèce antique chez Platon dans sa célébrissime théorie du « philosophe-roi ». Pourtant, loin d’avoir été abandonné au fil de siècles, cet attrait pour le gouvernement par les personnes les plus instruites appuyées par la Science a trouvé à s’actualiser chez des philosophes libéraux comme Stuart Mill 11 John Stuart Mill, Considerations on Representative Governments, 1861 ou plus récemment encore chez le sociologue Jason Brennan 22 Jason Brennan, Against Democracy, 2016 et trouve à se renforcer à l’occasion des périodes de crise comme on l’a récemment vu en Grèce en 2011 ou bien cette année en Italie avec la mise en place de gouvernements dits « techniques. »

Pourtant, cette forme de gouvernement, si elle semble de prime abord extrêmement attrayante de par le fait qu’elle se revendique comme efficace et tournée vers un maximum de rationalité dans un monde dans lequel les enjeux se complexifient graduellement, est loin de pouvoir se targuer de n’avoir que des qualités car elle repose souvent sur des postulats bien éloignés de ceux que ses promoteurs cherchent toujours à mettre en avant, notamment comme par exemple le fait qu’elle soit fondamentalement aristocratique et bien moins pragmatique qu’elle n’en a l’air.

Si le XIXème siècle a été le siècle de l’envol de la démocratie représentative dans des nations au sein desquelles les citoyens trouvaient à s’engager et à former un espace public, si le XXème siècle a été le siècle de son apogée puis de son atrophie partielle, faut-il que notre XXIème siècle dans lequel les enjeux de la mondialisation ont mené à un changement de paradigme économique, social et politique soit celui de son éclatement pour être remplacé par des gouvernements épistocratiques seuls à même de prendre en charge ces mutations (avec des enjeux que présentent cet article ? Ainsi, faut-il vraiment déposséder une grande partie des citoyens de la chose publique afin de garantir l’efficacité des mesures mises en place ? Dès lors, comment articuler le droit des peuples à agir et à s’impliquer politiquement avec de l’autre côté un environnement social, économique et technologique de plus en plus complexe ? Une démocratie qui dériverait vers une épistocratie pourrait-elle vraiment recueillir l’assentiment de la majorité et garantir une efficacité maximale couplée à la paix et l’harmonie sociale ?

L’épistocratie : l’avenir inéluctable de démocraties représentatives défaillantes ?

Précisons ce que l’épistocratie veut dire. Tout d’abord, il s’agit de préciser ce que l’on entend par épistocratie. L’épistocratie dans son acception la plus précise peut se définir comme un mode de gouvernement qui fonderait son action sur la connaissance scientifique et essentiellement sur celle-ci. En ceci, elle se distingue de la technocratie qui est un mode de gouvernement bien plus large qui s’appuie plus sur les compétences et la rationalité de ses acteurs que sur la science considérée comme l’alpha et l’oméga de toutes décisions. Elle se distingue également de la noocratie en ceci que cette dernière voit en la science un outil d’aide à la décision mais ne se fonde pas dessus pour en tirer des décisions.

Par aporie successive, on constate ainsi que l’épistocratie se trouve être un exercice du pouvoir qui se repose quasi-exclusivement sur les données scientifiques pour agir. En ceci, il paraitrait logique de prime abord qu’elle puisse se substituer à nos démocraties à bout de souffle qui faute de pouvoir et de vouloir s’appuyer sur les données et les recherches les plus récentes, tant par clientélisme que par peur de froisser. La gestion plus qu’approximative du traitement des inégalités sociales, d’un secteur financier de moins en moins au service de la société et surtout de la crise climatique serait à même de nous faire réfléchir sur le sens de la démocratie.

En effet, à quoi bon des gouvernements démocratiques quand ceux-ci n’arrivent plus à agir dans un univers de plus en plus touffu où la moindre décision peut créer des boucles de rétroaction inattendues 33 Cf Edgar Morin qui dans son ouvrage Sur la crise explique ô combien le système dans lequel nous sommes plongés possède tout un système de rétroaction ( « feedback » ) positif et négatif qui se trouve excessivement dur à gérer.. Ainsi, en démocratie, beaucoup des choix opérés se trouvent être des « second best » afin de contenter certaines franges de la population en négligeant le plus souvent des facteurs d’efficacité, de coûts ou encore d’équité.

L’exemple de la démocratie grecque est souvent cité en exemple pour expliquer combien le système démocratique est le plus à même de créer le bien commun et la confiance. Pourtant, dans les faits, la démocratie grecque était plus proche d’une épistocratie. Si l’on suit les commentaires apportés par Bernard Manin dans Principes de la démocratie représentative à propos de l’Athènes antique, on y constatera que la polis est dans les faits entre les mains des citoyens déchargés du travail quotidien mais surtout de ceux qui se considéraient suffisamment compétents et cultivés pour exercer les charges exécutives. En effet, ce phénomène d’auto-sélection des citoyens fondé sur la peur d’avoir à rendre des comptes devant un tribunal « pénal » en cas de manquements ou d’insuffisances se rapproche de l’épistocratie a posteriori en cela que ceux traînés en procès devaient pour espérer convaincre le tribunal s’appuyer sur les chiffres comptables ou encore sur leurs connaissances historiques et politiques.

Ainsi, un gouvernement qui intégrerait une perspective réellement épistocratique serait dans cette perspective le plus à même de sélectionner les citoyens les plus compétents à leurs postes exécutifs. En outre, par une sorte d’effet Pygmalion 44 Effet dans lequel le regard positif porté sur l’autre accroît ses performances et l’encourage à se dépasser pour réussir de son mieux. , mais si et seulement si les dirigeants au pouvoir ne méprisaient pas les autres citoyens, ce système vertueux encouragerait le reste des citoyens mais aussi tous les politiciens à devenir plus informés afin de pouvoir eux aussi espérer prétendre à diriger le pays ou tout du moins à guider ses grandes impulsions. Dans cette optique, nous assisterions au retour progressif de la démocratie avec l’élargissement progressif du corps de citoyens compétents pour exercer leur office politique.

Pour autant, si jamais ce fantasme ne venait jamais à se réaliser ou encore dans cette période de transition, est-il bien nécessaire de faire du « bien » aux citoyens malgré eux, d’agir comme une autorité tutélaire qui leur montrerait le « bon chemin » à suivre ?

L’épistocratie : Un modèle bien loin d’être la panacée

Dans les faits, peut-être faudrait-il nuancer très largement cet éloge de l’épistocratie. A mon avis, l’épistocratie semble essentiellement être ce que Derrida appellerait un « pharmakon. » A la fois remède et drogue, ses caractéristiques fondamentales peuvent lui être opposées pour rejeter son application et chercher à comprendre pourquoi en politique depuis des millénaires « auctoritas, non veritas, facit legem » 55 Hobbes, Leviathan. lat., c. XXVI

Tout d’abord, l’épistocratie fait fi de l’implication des citoyens et de leur volonté d’avoir accès aux arcanes du pouvoir. En effet, un discours politique pseudo-scientifique risque bien souvent d’entraîner une confusion des esprits à même d’alimenter des discours complotistes. « Ils se cachent derrière Big Pharma pour nous vendre leurs vaccins » ou encore « le réchauffement climatique, c’est pour nous imposer de nouvelles taxes et restreindre nos libertés. » Qui n’a jamais entendu ce discours autour de soi un jour ou l’autre et a été bien en peine d’y répondre ? Pourtant, ces discours ont un point commun : Ils reprennent des idées scientifiques pour les détourner et faire croire à une collusion entre le milieu politique et scientifique.

Ainsi, les citoyens pensent, à tort ou à  raison, que la science décide à leur place et que celle-ci en étant rentrée dans le giron politique est devenu manipulée par ce dernier champ. On retrouve ici la théorie de la Wertfreiheit 6 66 Le plus souvent traduit bien qu’imprécisément par « neutralité axiologique » en français développée par Max Weber. Ce dernier affirmait qu’il est nécessaire d’imposer une scission nette entre le savant et le politique où le premier dit « ce qui est » sans empiéter sur le terrain du second qui décide de « ce qui doit être ». Ainsi, cette expulsion poliment décrétée au citoyen du politique par la science fait le nid d’un populisme qui s’appuie exactement sur ce rejet des élites savantes pour construire son contre- programme. Cette gestion renforce encore les critiques quant à un modèle top-down qui imposerait la vue éclairée d’en haut au mépris d’une réflexion collaborative à l’échelle locale. La crise des gilets jaunes en France ou encore les contestations contre le confinement dans certains pays européens comme l’Italie ou les Pays-Bas paraissent aller dans le sens de cette affirmation.

Ensuite, on remarquera que l’épistocratie ruine un des fondements sur lesquels se fonde la démocratie : le mythe de la volonté générale. Or, celui-ci est un des ciments d’une société comme la société française qui met un point d’honneur à envisager un pays indivisible et uni dans ses choix et directions. Imaginerait-on rendre la justice au nom d’un algorithme guidé par la Data et non plus au nom du peuple français ?

Enfin, un modèle épistocratique paraît bien souvent emmener à une rigidification des idées politiques qui en fin de compte empêche le changement et le pragmatisme. En effet, la vérité scientifique ne doit pas être le seul et unique angle de décision en matière politique. Avant tout, le politique est le champ du débat, celui sur lequel on remet incessamment sur l’ouvrage les décisions prises même très récemment. Imbriquer la science directement dans le politique risque d’emmener à une conception rigide d’une science politisée qui ne sache plus se rendre compte qu’elle ne détient pas des vérités absolues qui résisteraient à l’épreuve du temps mais plutôt qu’elle est une discipline faillible qui doit toujours pouvoir être remise en cause. Quid de la « société ouverte » de Popper dans laquelle la science doit pouvoir être réfutable pour espérer pouvoir avancer ?

Dès lors, comment concevoir une société dans laquelle efficacité pourrait se combiner à la libre décision dans un modèle démocratique, qui s’il est loin d’être sans défauts, reste le « moins mauvais de tous les systèmes » 77 Winston Churchill, Discours devant la chambre des Communes du 11 novembre 1947  ?

Recréer une démocratie informée

Une solution possible à la crise démocratique que nous traversons serait de redonner au champ politique ses lettres de noblesse pour faire en sorte que chaque citoyen ne soit plus enfermé dans un « désert politique » 88 Hannah Arendt, Le désert et les Oasis in Qu’est-ce que la politique , Seuil , 1995 mais bien au contraire arrive à se ressourcer dans des « oasis » 99 Ibid  d’actions politiques authentiques. Or à en croire Arendt, cela ne peut se faire que par une implication sans failles de chacun dans la société, à son niveau et qui redonne du sens et un objectif à tous.

Comment faire en sorte que dans nos démocraties cabossées, la confiance des citoyens envers les gouvernants mais peut-être essentiellement entre eux-mêmes puisse se régénérer pour enfin retrouver son effectivité ?

Peut-être pourrions-nous en référer à Habermas qui dans Droit et Démocratie appelait de ses vœux à l’émergence d’un « démocratie délibérative » dans laquelle les décisions et les idées sont originellement venues des citoyens et des groupes de réflexion avant de faire progressivement leur entrée dans la machine juridique de l’Etat de droit parlementaire. Il faudrait ainsi privilégier une « rationalité communicationnelle » qui revalorise le débat afin de réinsuffler aux décisions leur légitimité et effectivité.

C’est là que l’idée d’une « démocratie informée » peut faire son grand retour. Le milieu scientifique peut espérer guider les débats, donner des clés de compréhension mais ne doit pas directement influer sur le cours des débats. Ainsi, la convention citoyenne sur le climat ou encore le Grand Débat citoyen se sont révélé être de grandes réussites car ils ont su mêler ces deux aspects pour permettre à une assemblée de citoyens informés de prendre leurs décisions de manière consensuelle après enavoir discuté. Quant à ceux qui critiqueraient le manque de célérité de ces processus de décision, je répondrais que mieux vaut une bonne décision mûrie et acceptée par tous qu’une décision bâclée incompréhensible et rejetée par une grande partie des citoyens.

Enfin, au-delà de l’accès à l’information, notre grand problème contemporain réside essentiellement dans sa qualité. En effet, au sens primitif du terme, informer signifie « se former une idée sur quelque chose. » Ainsi, l’information est bien plus qu’un bien culturel ou un marché, elle est ce qui permet au processus démocratique d’exister et de se perpétuer dans le temps. Mettre en place des régulations concernant les réseaux sociaux est indispensable au vu de leur place grandissante dans la part de l’information consommée qu’ils représentent.

Affaire à suivre…Conclusion

Nico Stehr expliquait de manière visionnaire il y a une vingtaine d’années que « la société contemporaine peut se décrire comme une société du savoir, c’est-à-dire fondée sur la pénétration du savoir scientifique dans toutes les sphères de la vie ». Si cette citation illustre parfaitement la compénétration parfois intestine entre scientifique et politique, elle ne doit pas nous faire oublier dans les faits qu’il nous est nécessaire de nous efforcer à garder la distinction entre ces deux sphères autant que possible, afin d’éviter que l’une finisse par dévorer entièrement l’autre pour finalement emmener les deux vers leurs pertes. Il n’y a qu’à regarder certains débats télévisés récents à l’occasion desquels médecins ordonnaient au gouvernement de prendre des décisions pour finalement se renier parfois quelques jours plus tard pour se convaincre que cette vision épistocratique du pouvoir est dans les faits bien insuffisante voire dangereuse.

Marc-André Buquet

Marc-André Buquet

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP and regular contributor.