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Les fusions dangereuses – Épisode 2 : Alstom-Siemens

Les fusions et acquisitions des grands groupes français et européens défraient souvent la chronique, attisant ressentiment politique et dissensions internes. Dans cette nouvelle série, Victor Pauvert revient pour KIP sur quelques échecs de fusions et d’alliances qui ont marqué l’histoire économique contemporaine. Retour sur des guerres d’égos, de visions stratégiques voire de véritables conflits judiciaires et géopolitiques

Épisode 2 : Alstom-Siemens, quand la politique s’en mêle…

Quand on s’en prend aux champions nationaux, tout se complique. Et, lorsqu’une fusion estune opération rapide, qui doit se concrétiser en quelques mois, celle qui devait lier le champion français Alstom à l’allemand Siemens a duré cinq ans, pour finalement échouer. Cinq ans d’opérations économiques multiples et de joutes politiques réduites à néant par un veto de la Commission européenne. Un cas d’école de la fusion ratée, qui donne encore des sueurs froides aux responsables politiques et économiques d’alors.

Un poker en deux manches 

Manche 1 : General Electric 1 – Siemens 0

À la fusion précède évidemment la phase non moins révélatrice des candidatures. Une sorte de grand jeu des géants internationaux du secteur qui dévoilent petit-à-petit leurs cartes pour sortir de leur chapeau l’offre la plus alléchante. Mais un poker arbitré par l’État français, c’est immédiatement moins drôle. Et pour cause, Alstom est un véritable emblème de la production industrielle française, un enjeu de souveraineté et d’emplois que la France souhaite conserver dans son giron. 

Nationalisé en 1982, le fleuron français du transport et de l’énergie se délite petit à petit et sépare en 1998 ses deux branches maîtresses, entre lesquelles les synergies sont ardues à constater. Ce délitement en forme de privatisation fut à l’époque le plus important mouvement du siècle sur le marché européen, témoin du caractère structurel de l’entreprise pour l’économie française. La branche électrique fait l’objet, en 2014, d’une offre de rachat par le géant américain General Electric, un large conglomérat dont le fil directeur est la production de composants électriques. 13 milliards de dollars sont alors posés sur la table, mais le gouvernement français, piqué de ne pas avoir été systématiquement associé aux négociations, bloque la vente. Arnaud Montebourg, alors patron de Bercy, tente de trouver une alternative en abondant Alstom de fonds publics tout en cherchant à sauver Alstom par un partenariat, avec le japonais Mitsubishi d’un côté et l’allemand Siemens – le voilà enfin – de l’autre. 

Malgré l’alléchante offre proposée par ces deux groupes, c’est bien General Electric qui surenchérit et remporte la mise en 2015. Ce revirement de l’entreprise et de l’État français attire les foudres d’un certain nombre de tiers, dont le département américain de la Justice lui-même, qui ouvre une enquête contre Alstom pour corruption en Indonésie. Pour autant, les jeux sont faits : l’État, qui souhaite avant tout la pérennité de l’entreprise, signe un accord de vente avec General Electric, malgré les risques de prédation évidents, notamment sur les emplois créés par Alstom. Exit le volet électrique d’Alstom.

Manche 2 : Siemens 1 – État 0

Si Alstom électricité est bien entré de force dans l’escarcelle américaine, la même mécanique ballotte la branche transport de l’entreprise. Connue notamment pour la production des trains et métros français, cette branche recouvre un enjeu encore plus large pour le groupe comme pour le pays. Et ce, notamment du fait des contrats de recherche qui lient Alstom avec de grandes entreprises publiques comme la SNCF, partenaire d’Alstom pour inventer le « TGV du futur ». Les enjeux dépassent indubitablement ceux du groupe.

Pour le rachat et l’intégration de cette branche transport, Siemens est immédiatement apparu comme le candidat idéal. Champion historique allemand, sa complémentarité avec son homologue français est parfaite. Plus en avance sur la numérisation de son activité, Siemens pêche par son internationalisation imparfaite, ce qu’Alstom peut pallier. Par ailleurs, une fusion Alstom-Siemens ferait du nouveau groupe européen le numéro deux mondial du secteur, lui permettant de lutter efficacement contre le chinois CRRC et le canadien Bombardier.

Ce dessein de créer un fleuron européen, sorte d’Airbus du rail, convainc sans mal l’État français et le ministre de l’Économie d’alors, un certain Emmanuel Macron. En 2017, au moment de son accession à la fonction suprême, la fusion est en bonne marche et devrait porter ses fruits dès 2018. Désireux de ne pas commettre les erreurs du passé, les deux groupes et l’État français s’entendent rapidement sur les modalités de la fusion : le nouveau centre névralgique du groupe restera celui de Siemens, à Munich, même si un siège symbolique pour Alstom-Siemens sera installé en région parisienne. Quant aux 9 000 emplois d’Alstom en France, l’État français obtient des garanties pour limiter la casse, malgré l’existence de nombreux doublons entre les deux groupes. What else ?

Intérêt national

Sur le plan économique, tel un TGV, l’affaire est expédiée et tient la route. C’était sans compter sur la politisation de l’affaire. Dès son annonce le mardi 26 septembre 2017, la fusion fait jaser. La frange nationaliste de la classe politique s’insurge évidemment de ce rachat qui place l’ennemi Siemens en position de décideur. Tels une nouvelle ligne Maginot, c’est une coalition d’élus de tous bords, du Parti communiste au Front national, qui manifestent leur rejet de cette fusion. 

Cela commence dès la prestation pour le moins ratée de Marine Le Pen au débat de l’entre-deux-tours des présidentielles de 2017. Et ce, même avant l’annonce officielle de la fusion. Confondant Alstom et SFR, la présidente du Front national vilipende les arbitrages de son adversaire, l’ancien ministre de l’Économie, Emmanuel Macron, prédisant un sacrifice tour-à-tour des fleurons nationaux. Cette tribune cauchemardesque pour la candidate défaite n’arrêtera ni la fusion, ni les critiques à l’encontre de cette dernière. 

Le 13 octobre, soit deux semaines seulement après l’annonce de la fusion, c’est le Parti communiste qui s’en mêle. Portée par celui qui allait prendre la tête de la formation, Fabien Roussel, une proposition de résolution hostile est présentée par l’ensemble du groupe communiste (Gauche démocrate et républicaine) à l’Assemblée nationale. Son objet : créer une commission d’enquête parlementaire de trente membres « chargée d’investiguer sur les conditions dans lesquelles a été préparé l’accord entre le conglomérat allemand Siemens et Alstom Transport, et sur les contre-propositions économiques et industrielles au service d’une filière stratégique pour la France et d’un large projet européen »1Proposition de résolution n°261 de la XVe législature : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/textes/l15b0261_proposition-resolution. Son but : temporiser et tenter de dissoudre la proposition de Siemens par une opposition politique systématique à cet accord. 

Si cette commission d’enquête n’est finalement pas créée, les auditions multiples par les commissions permanentes ad hoc des responsables politiques et économiques de la fusion jusqu’à la fin de l’année 2017 retardent et complexifient le processus. Toutefois, l’accord du parlement n’était pas nécessaire à la fusion, cette dernière est réalisée en 2018.


Épilogue

Le 6 février 2019, un dernier obstacle assombrit la perspective de fusion. Dernier recours pour les nationalistes économiques, la commission européenne bloque la fusion. L’échelon européen, pourtant vilipendé à l’excès, accusé de tous les maux par cette frange politique qui ne croît qu’à la souveraineté nationale, abonde une fois encore dans leur sens, au risque de compromettre par cette décision une nouvelle perspective d’approfondissement de l’union. 

Ce même jour de l’hiver 2019, la médiatique commissaire chargée de la Concurrence, la danoise Margrethe Vestager, monte à la tribune de la conférence de presse qu’elle a elle-même organisée pour annoncer et justifier la sentence. Depuis juillet 2018, ses équipes ont examiné « plus de 800 000 documents »2Citation issue de la conférence de presse de Margrethe Vestager le 6 février 2019, résumée dans un article des Échos : https://www.lesechos.fr/industrie-services/tourisme-transport/la-commission-europeenne-rejette-la-fusion-alstom-siemens-962329 et sont parvenues à la conclusion irrévocable. Une fusion dans les secteurs des trains à grande vitesse et de la signalisation ferroviaire « aurait réduit de manière significative la concurrence. Sur certains segments, il n’y aurait même plus eu de concurrence du tout »3Ibid., affirme Mme Vestager. 

Plus précisément, l’argumentation de la Commission européenne se fonde sur trois axes majeurs. Tout d’abord, et comme précité, la fusion aurait créé une situation de monopole sur le marché européen, en stricte contradiction avec la réglementation européenne sur la concurrence. Ensuite, la menace chinoise aurait été surestimée dans les arguments favorables à la fusion. Le principal concurrent, CRRC, réalise son chiffre d’affaires quasi-exclusivement sur le marché chinois, ce qui ne fait pas de ce dernier un concurrent sérieux en Europe. Enfin, l’argumentation de la Commission réaffirme son rôle de protecteur des intérêts et du pouvoir d’achat des Européens. Ainsi s’opposent les intérêts des entreprises européennes, désireuses de s’associer pour créer des fleurons capables de rivaliser avec les concurrents internationaux, et ceux des particuliers, qui doivent se voir imposer des tarifs équitables résultant d’une concurrence voulue pure et parfaite.

Il s’agit maintenant pour Alstom et Siemens de se réorganiser et de trouver des alternatives à la fusion sans pour autant disparaître dans un paysage concurrentiel affermi par la mondialisation croissante du secteur. 



Ce cas est symptomatique de deux forces politiques opposées qui peuvent s’allier au détriment de la constitution de fleurons européens. D’une part, le protectionnisme économique, parti du principe qu’il vaut mieux un petit chez soi qu’un grand chez les autres, rejette systématiquement les fusions internationales afin de conserver des champions sur son sol et ainsi ne pas entacher sa souveraineté. D’autre part, le dogme d’une libre concurrence idéalisée mais impossible à atteindre, disposée à miner la compétitivité internationale pour préserver l’équilibre des rapports de force à l’échelle régionale. Deux courants, l’un national, l’autre libéral, qui s’allient ici pour le pire et compromettent pour l’avenir les perspectives pour l’Europe de disposer de champions intégrés et dont la taille critique les permettrait de rivaliser avec les géants américains et asiatiques. 

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.