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Les fusions dangereuses – Épisode 1 : Renault-Nissan

Les fusions et acquisitions des grands groupes français et européens défraient souvent la chronique, attisant ressentiment politique et dissensions internes. Dans cette nouvelle série, Victor Pauvert revient pour KIP sur quelques échecs de fusions et d’alliances qui ont marqué l’histoire économique contemporaine. Retour sur des guerres d’égos, de visions stratégiques voire de véritables conflits judiciaires et géopolitiques.

Épisode 1 : Renault-Nissan, comme un seul Ghosn ?

Quatre ans. Comme ces quatre ans paraissent interminables pour les héritiers de l’homme de toutes les réussites comme de tous les excès ! Quatre ans après la déchéance de Carlos Ghosn, l’alliance Renault-Nissan peine à retrouver ses marques. A croire qu’une réussite si flamboyante peut être le fait d’un seul homme. Ou bien que l’éviction du charismatique patron-soleil ne fut que la dernière goutte d’eau, celle qui fit déborder le vase d’un groupe dont la coupe était déjà pleine. Une chose est sûre : d’une fierté européenne, japonaise et internationale, le mariage entre les deux fabricants automobiles apparaît aujourd’hui plus que moribond, si ce n’est franchement voué au divorce. 

Pater familias

Ghosn et Renault, c’est de l’histoire ancienne. Celui qui force déjà le respect par une réputation de capitaine d’industrie à succès rejoint le groupe automobile français en 1996 comme directeur général adjoint. Le franco-brésilien prend la responsabilité des activités du groupe en Amérique latine, principalement au sein de l’alliance économique du Mercosur1Marché commun sud-américain rassemblant le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay et le Paraguay. . Redresseur de talent, il met ses compétences au profit de Renault qui connaît alors de grandes difficultés. Et ce, notamment à l’issue de l’échec de la fusion de Renault avec Volvo, le fabricant automobile suédois, en 1993. Augmentation de la gamme, réduction des coûts : le tout permet au groupe d’être à nouveau bénéficiaire en 1998. 


Fort de ce succès au sein du groupe, il est aux manettes de l’autre projet d’envergure pour la croissance externe du groupe : une alliance avec le constructeur japonais Nissan, alors en difficultés. Dès 1999, il gère la prise de participation de Renault dans l’entreprise nipponne à hauteur de 36,8 % du capital de cette dernière. Cette opération, lucrative, lui permet de cumuler son poste chez Renault avec celui de directeur des opérations de Nissan, dès juin 1999. En 2001, il devient président du conseil d’administration et directeur général de Nissan, pour enfin prendre la tête de l’alliance toute entière le 29 avril 2005, en cumulant ces fonctions avec celles de PDG de Renault. Alors âgé de 50 ans, le « cost killer » le plus célèbre du monde devient le premier capitaine d’industries à cumuler les fonctions de PDG de deux entreprises figurant, par leur chiffre d’affaires, au classement Fortune Global 500, qui rassemble les 500 plus grandes entreprises du monde. 

Auteur des plans stratégiques successifs des deux groupes pendant quinze ans, il est également aux manettes du rachat par Nissan de 34 % des parts sociales Mitsubishi Motors, assurant à l’entreprise le contrôle de ce groupe, et à Carlos Ghosn un nouveau titre de PDG. L’alliance, qui se place de 2016 à 2018 à la tête des constructeurs automobiles mondiaux en termes de véhicules mis en circulation, apparaît bien dans son histoire le fait d’un seul homme, d’un maître des horloges aux pouvoirs hors normes et inégalés. Si ces prérogatives ont permis à l’intéressé les largesses que la justice révéla par la suite, elles expliquent la violence de la chute survenue à l’issue de l’arrestation de M. Ghosn le 19 novembre 2018. Orphelin, livré à l’inconnu, c’est un groupe fortement fragilisé qui ressort de ce tourbillon judiciaire sans précédent. 

Conspiration

Si les forces centrifuges qui distendent aujourd’hui les liens entre les deux entreprises mères de l’alliance ont indubitablement été stimulées par la chute du grand orchestrateur, elles étaient peut-être préexistantes à l’affaire qui a conduit à cette chute. En effet, plusieurs journalistes se sont intéressés à la véracité des arguments de M. Ghosn, qui opposait aux accusations le concernant une initiative orchestrée par les hauts responsables de Nissan pour regagner leur émancipation vis-à-vis du groupe automobile français. 

Bertille Bayart, et Emmanuel Egloff, journalistes au Figaro, prirent la tête de cette investigation. Ils rassemblent l’ensemble des éléments de son enquête dans un ouvrage, Le Piège, paru en 2019 aux éditions Kero. Selon ces derniers2Leur argumentation est à retrouver dans un entretien assez complet paru en 2019 au Figaro : https://www.lefigaro.fr/vox/economie/bertille-bayart-et-emmanuel-egloff-la-chute-de-carlos-ghosn-a-ete-orchestree-20191107, Carlos Ghosn aurait bien été victime d’un complot, fomenté plusieurs mois durant, dans le plus profond secret, par un état-major nippon fermement opposé au rapprochement capitalistique complet entre Renault et Nissan. Ce rapprochement préparé par Carlos Ghosn prévoyait le renforcement des participations croisées entre les deux groupes, conduisant à un ascendant plus marqué de Renault sur Nissan. 

Il est vrai que les rapports de forces ont évolué entre les deux enseignes depuis leur rapprochement en 1999. Cette même année, Nissan, au bord de la faillite, est sauvé par la prise de participation de Renault à hauteur de plus du tiers de son capital. L’ascendant du groupe français, remis de ses difficultés avant son homologue japonais, était consacré dès l’établissement du pacte. Et ce, malgré la rapide guérison de Nissan de son état moribond, et la consécration de l’un des champions nationaux japonais. Dans ces conditions, il n’était plus envisageable, ni pour les dirigeants japonais de l’alliance, ni pour le gouvernement nippon, de le laisser absorber par cet encombrant allié français, en fin de compte assez insignifiant sur le plan industriel.

Quoi de plus normal, alors, que d’essayer d’écarter ce dangereux patron, qui, comme tout mortel, n’est pas irremplaçable ? D’autant que l’intéressé, par ses pratiques douteuses, confondant souvent son patrimoine personnel avec celui des sociétés qu’il dirigeait alors, tendait le bâton pour se faire battre. Et les deux journalistes de rappeler : « Carlos Ghosn s’est aussi certainement piégé lui-même »3Ibid.. Il ne s’agit donc évidemment pas de réhabiliter celui qui a vite cédé à la tentation du détournement, mais plutôt de souligner que, si la chute du patron historique de l’alliance a contribué sans doute à sa perte, les raisons de ces forces centrifuges sont également à chercher dans l’histoire  pas si ancienne d’un partenariat déséquilibré. 

Le temps des tempêtes

Nous revoilà au point de départ. En un an, soit entre 2018 et 2019, le groupe Renault a perdu un quart de sa valeur. Et ce, même en étant dirigé par l’un des capitaines d’industrie les plus respectés, Jean-Dominique Sénart, connu notamment pour son rapport précurseur de la loi Pacte. Comme quoi, l’intégrité et la sagesse ne paient pas à tous les coups. 

Depuis, les relations entre les deux états-majors connaissent remous et turbulences. Chaque nouveau projet de coopération entraîne pourparlers à rallonge et mésententes multiples. Chaque avancée entraîne avec elle le risque d’un retour en arrière plus brutal. Un exemple emblématique de ce fonctionnement semé d’embûches est sans aucun doute la filiale électrique de Renault, Ampère. Les négociations autour du contrôle et de la coopération de cette filiale constituent autant d’occasions de revenir sur les participations croisées entre Renault et Nissan ainsi que sur la coopération industrielle dans les véhicules électriques comme thermiques produits par l’alliance. Sur le cas précis d’Ampère, les points d’achoppement sont multiples4D’après un résumé de l’affaire proposé par BFM TV : https://www.bfmtv.com/economie/nissan-freine-a-nouveau-ses-negociations-avec-renault_AN-202212120056.html et intéressent notamment la propriété intellectuelle des technologies de Nissan que Renault souhaite utiliser. A cela s’ajoutent les craintes de Nissan vis-à-vis de Qualcomm et Google, fournisseurs respectivement de semi-conducteurs et de systèmes d’exploitation, partenaires de Renault. 

Un proche de Renault indique à BFM TV5Ibid. que des dissensions internes à Nissan s’ajoutent à ces mésententes de groupe et sont en partie responsables de ces dernières. BFM TV rappelle d’ailleurs que Hari Nada, ancien vice-président de Nissan, opposé au PDG actuel Makoto Uchida, avait déjà orchestré un putsch contre Carlos Ghosn en 2018. Les tensions sont donc loin d’être résolues, et ne pourront passer uniquement par la bonne volonté de M. Sénard et de son directeur général pour le groupe Renault, l’italien Luca de Meo, qui est parvenu à une relance salvatrice de la marque, tournée vers l’électrique, à l’issue des déconvenues provoquées par l’affaire Ghosn. Bref, une situation au point mort et des négociations pour Ampère qui n’aboutiront pas avant fin janvier, alors qu’un accord sur ce point devait être trouvé avant la fin de l’année 2022. Un cauchemar en forme de jour sans fin, qui laisse Jean-Dominique Sénard impuissant.

L’affaire Ghosn semble donc bien plus complexe qu’il n’y paraissait lors de son éclatement et se mue en scandale d’intelligence économique. Dans un premier temps simplement pénal, les répercussions économiques voire géopolitiques de ce conflit se font sentir et menacent de péril l’un des groupes automobiles les plus prometteurs. Surtout que, face à un groupe Stellantis flambant neuf et particulièrement consécutif, Renault et Nissan rencontreront des difficultés à tirer seuls leur épingle du grand jeu de la concurrence automobile. Un divorce, s’il est aujourd’hui plus qu’envisageable, œuvrera sans doute dans la continuité du mouvement d’appauvrissement mutuel qui touche l’alliance depuis quatre ans. 

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.