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L’équité des temps de parole, un scandale démocratique

« Élections truquées » pour M. Dupont-Aignan, « campagne de merde » dénoncée par M. Lassalle, la période électorale que nous venons de connaître a vu sa légitimité questionnée par nombre de candidats minoritaires. Principale mise en cause : la stratégie du Président sortant, M. Macron, dont la candidature tardive et le refus de participer au moindre débat avant le premier tour apparaissent pour certains comme un hold-up perpétré à l’encontre de la démocratie. Pourtant, la légitimité de ce processus électoral est moins atteinte par la stratégie du président-candidat, somme toute similaire à celle de ses prédécesseurs, que par les règles inédites1Auparavant, le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) n’imposait qu’une stricte égalité du temps de parole en période pré-électorale, soit deux semaines avant le scrutin. imposées par la flambant neuve Arcom2L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique, dénommée Arcom, a été créée le premier janvier 2022, née de la fusion du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) et de la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet. aux médias. Mis au point par cette autorité indépendante, le principe d’équité des temps de parole des candidats, foncièrement inégalitaire, est à l’origine d’un scandale de représentativité des candidats à l’élection présidentielle, favorisant les partis établis aux dépens des candidats les plus fragiles. 

Obscurité et complexité

Ce principe d’équité stricte mis en place sur les six dernières semaines de la campagne présidentielle s’inscrit dans un mouvement de régulation plus large des temps de parole dont l’objectif officiel est de garantir la pluralité politique. Cet émouvant principe est défini par l’ex-Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) par « la juste représentativité de chacun des courants politiques »3https://www.csa.fr/web/index.php/Proteger/Garantie-des-droits-et-libertes/Proteger-le-pluralisme-politique. Concept éminemment flou et abstrait, peu susceptible, tel quel, de régir la présence des partis et de leurs candidats dans les médias.

Dans la pratique, est déployée la stratégie du comptable. Une méthode en plusieurs étapes, tel un manuel de l’apprenti chimiste, est communiquée aux différents médias, à partir de janvier 2018. Chaque média doit procéder à un décompte précis du temps accordé à chacune des interventions des représentants de chaque parti. Deuxième étape du processus, ces temps de parole sont réglementés, le temps étant défini par la « représentativité » du parti. Deuxième concept flou. Cela aboutit à la répartition suivante : « le pouvoir exécutif se voit réserver un accès à l’antenne correspondant au tiers du temps total d’intervention. […] Le reste du temps total d’intervention est réparti selon le principe d’équité [le fameux, ndlr] entre les partis et mouvements politiques qui expriment les grandes orientations de la vie politique nationale. Les critères sur lesquels s’appuie le CSA (devenu l’Arcom depuis le 1er janvier 2022) comprennent notamment les résultats des consultations électorales, le nombre et les catégories d’élus, l’importance des groupes parlementaires ou les indications de sondages d’opinion »4Idem.

Rien d’anormal, voire une certaine justice en première lecture. Mais, dans le flot de fanfaronneries et d’autosatisfaction dont transpire ce communiqué de l’Arcom, l’institution peut faire douter les plus critiques observateurs, en se prévalant d’une mission de « respect des expressions pluralistes »5Idem. Or, outre une communication évidemment bien rôdée, cette méthodologie se place en contradiction des droits fondamentaux que sont la liberté d’expression et la liberté de la presse. Pour des broutilles, diront sûrement certains. Toujours est-il que les médias se doivent fondamentalement d’être seuls maîtres de la diffusion de leurs programmes et de la parole de leurs invités. Une interférence de cette autorité étatique dans la liberté de la presse, « rien que ça » !  

L’inégalité sous couvert d’équité

Alors oui, le principe d’égalité des temps de parole imposé aux médias deux semaines avant chaque échéance électorale peut constituer une entorse tolérée à la liberté de la presse. Invention française, qui permet à tous les candidats, y compris ceux ne contrôlant pas ou n’étant pas soutenus par des groupes de presse d’être également entendus dans le débat démocratique. L’on évite ainsi des scenarii à l’américaine marqués par le soutien ouvert de chaînes, comme Fox News, à des candidats, comme M. Trump, au hasard. L’on évite, par ailleurs, que la représentation démocratique soit uniquement liée à la puissance de l’argent. L’on évite, enfin, que des capitaines d’industrie comme M. Bolloré ne favorisent jusqu’à la dernière minute leur poulain politique, à l’image de M. Zemmour, pur produit de Cnews6Sur ce sujet, l’excellent article de KIP à retrouver par ce lien : http://kipthinking.com/zemmour-et-bollore-trouvez-vous-une-chambre/?utm_source=rss&utm_medium=rss&utm_campaign=zemmour-et-bollore-trouvez-vous-une-chambre.

Mais le sujet est tout autre pour le principe d’équité des temps de parole. La réglementation privilégie sciemment l’égalité géométrique à l’égalité arithmétique, en accordant une tribune plus importante aux partis les plus importants, les plus riches, les plus assis démocratiquement comme économiquement. Une sorte de grand favoritisme d’État, dénoncé par certains candidats, comme M. Jean Lassalle. Et ce principe ne constitue pas un épiphénomène. Il revêt une importance capitale dans le processus démocratique, jusqu’à contraindre M. Lassalle, pourtant candidat pour la deuxième fois à la fonction suprême, à envisager un potentiel retrait de la campagne. Sans la structure financière des grands partis, comment exister politiquement sans bénéficier d’une égalité dans les temps de parole ? Comment exister lorsqu’une émission comme « La France face à la guerre » sur TF1 ne vous accorde que 10 minutes d’entretien, alors que M. Macron bénéficie de 30 minutes pour s’exprimer ?

L’injustice incarnée par le principe d’équité est d’autant plus criante que le calcul des temps de parole des candidats est en partie fondé sur les sondages ! Déjà accusés de tous les maux par les candidats qui font face aux pronostics les plus faibles, le principe d’équité leur offre un véritable pouvoir. Et ce, au contraire de ce que prétendait Mme Louise Jussian, chargée d’études à l’Ifop, à notre rédaction7http://kipthinking.com/interview-avec-mme-louise-jussian-chargee-detudes-a-lifop/. C’est au fond « le serpent qui se mord la queue » : les sondages, alimentés par l’opinion, alimentent eux-mêmes l’opinion en déterminant les temps de parole. 

Certes, l’Arcom opposera que les sondages ne sont qu’un des paramètres qui déterminent les temps de parole. Or, pour un candidat comme M. Zemmour, dont le parti, Reconquête, a été créé il y a moins de six mois, les sondages revêtent une importance toute particulière. L’autorité ne peut, en effet, se fonder sur aucun passif électoral ni groupe parlementaire. Les sondages, que l’on sait fluctuants et imprécis, demeurent le seul indicateur. Il est donc, à ce stade, possible de conjecturer la responsabilité de l’Arcom dans le score de M. Zemmour, chantre du racisme et du repli sur soi, au premier tour de l’élection présidentielle. Même si ce score en a déçu certains, le candidat Reconquête ! se place en quatrième homme de l’élection, alors que son parti n’existait pas il y a seulement six mois.

Manipulations ou illusion ?

Une question, même si elle dérange, doit enfin être posée : qui a décidé de l’application de ce principe d’équité des temps de parole ? L’équité est au cœur des attributions de la nouvelle Arcom, dont le projet a été dévoilé le 24 septembre 2019 par un certain M. Riester, alors ministre de la Culture du gouvernement Philippe. Un projet gouvernemental, donc, et une autorité à l’indépendance discutable. Coïncidence peut-être avec la question suivante qu’il convient de se poser : à qui profite le crime ? Évidemment à l’exécutif, qui bénéficie, dans ce principe d’équité, du tiers du temps de parole dans les médias. De quoi, sans aucun doute, évoquer de manière complète un bilan et esquisser des pistes de programme. De quoi, aussi, sur-médiatiser un unique meeting électoral sans avoir besoin, comme les concurrents du Président sortant, de multiplier l’exercice dans toutes les grandes villes de France. 

Une chose est claire : les sondages ont été marqués par une prophétie auto-réalisatrice. Comme par hasard, les candidats les plus hauts dans les sondages le sont restés, et une fracture est apparue de manière très claire entre les « grands » candidats et les autres : l’écart jamais vu, de quinze points, entre M. Mélenchon et M. Zemmour, respectivement troisième et quatrième candidats à l’issue du premier tour, est le signe que les rapports de force entre les partis sont de plus en plus figés dans le marbre, dans le statu quo hérité de 2017. Cette fracture, très nette et impossible à résorber au cours de cette campagne, est un stigmate du désastre de ce système de répartition des temps de parole.

Coïncidence ou stratégie électorale pour le Président Macron ? Rien ne sera tranché ici. L’intérêt de cet article est avant tout de transmettre au lecteur des interrogations, partagées par une partie de la sphère politique, évidemment du côté de l’opposition. Le but ici n’est pas d’accuser quiconque ni de remettre en cause la légitimité de l’élection présidentielle que nous venons de connaître. Le but est de dénoncer un modèle de réglementation des temps de parole foncièrement injuste et inadapté à notre démocratie. Le but est de militer pour la réforme de ce système, pour préserver la vitalité démocratique de notre pays. 

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.