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Le sport professionnel : symptôme d’une société de plus en plus individualiste

Un pour tous, tous pour un ! Voici un slogan bien désuet alors que le destin collectif semble plus que jamais s’écrire en pointillé. Mais cette devise n’est-elle pas avant tout celle du sport et de son socle de “valeurs” sur laquelle notre société tout entière repose ? Alors que nous assistons à la fragmentation de celle-ci, l’évolution du sport professionnel semble intimement liée à cette fracture sociale. Si l’union semblait auparavant faire la force, dans le sport comme ailleurs, l’égoïsme règne désormais en maître et fait du sport professionnel un symptôme à part entière de l’individualisme croissant de la société.

Devenir sportif professionnel cultive l’égoïsme

Si nous sommes des spectateurs privilégiés de la popularisation d’une culture du chacun pour soi, le sport est bien souvent perçu comme un rempart contre l’individualisme. Mais ne faut-il pas procéder à un réexamen de ses valeurs ? Alors qu’il est pour beaucoup synonyme d’unité, de partage ou encore de solidarité, force est de constater que le sport professionnel n’en demeure pas moins un symbole de l’égoïsme. Dès leur plus jeune âge, ceux qui ne sont alors que des enfants font l’expérience des rudes sélections pour se frayer un chemin dans le tortueux parcours réservé aux futurs sportifs. Destinés à devenir des athlètes de haut niveau, ces derniers cultivent un modèle de réussite individuelle plus que collective à mesure que leurs camarades sont évincés au fil des années et des sélections. Pour s’accrocher à leur rêve, ils n’ont pas d’autre choix que de bafouer les promesses originelles d’altruisme au profit d’un seul et même précepte : chacun pour soi !

Il n’est donc pas étonnant d’observer de plus en plus de sportifs favoriser leur destin personnel à celui de l’équipe à laquelle ils appartiennent et à laquelle ils sont pourtant liés contractuellement… C’est ainsi que de nombreux joueurs pensionnaires de NBA n’hésitent plus à zapper leurs convocations en sélection nationale lors des tournois internationaux pour privilégier une meilleure préparation individuelle et ainsi maximiser leurs chances de briller lors de la saison suivante. A cet égard, Joakim Noah n’a pas exprimé la moindre once de regret en évoquant la campagne victorieuse des Bleus lors de l’Euro 2013 en Slovénie à laquelle il avait sciemment décidé de ne pas participer : “Je n’ai aucun regret, j’ai envie de me concentrer sur la saison prochaine” assurait-il dans les colonnes de l’Equipe. Désormais retraité, il ne compte que 22 sélections en Equipe de France, un bilan bien maigre comparé aux 181 de Tony Parker, ce qui s’explique par de tels calculs individuels primant sur le groupe et parfois même sur la nation. Ce chemin qu’emprunte le sport professionnel est symptomatique du caractère de plus en plus individualiste de la société, sur les terrains comme en dehors.

L’évolution du sport incite à l’individualisme

Il paraît bien loin le temps où les institutions sportives les plus prestigieuses préféraient promouvoir la solidarité plutôt que leurs propres intérêts financiers. Vous ne vous en rappelez pas ? Le FC Barcelone étrennait pourtant de 2006 à 2011 un maillot floqué Unicef sans aucune compensation financière. Mais l’annonce récente d’un accord de sponsoring entre le club catalan et le géant du streaming musical Spotify pour la somme de 250 millions d’euros sur 3 ans nous fait prendre conscience de la vitesse à laquelle le milieu du sport professionnel s’est transformé. L’explosion des droits télévisés et des partenariats a changé la donne et offre aux acteurs majeurs des sports les plus médiatisés des moyens financiers jamais vus. A titre d’exemple, les droits télévisés perçus par la Premier League en Angleterre sont passés d’un total de 254 millions de livres sur la période 1992-1997 à la somme record de 8,6 milliards de livres entre 2016 et 2019. Cette hausse des moyens financiers dont dispose le sport professionnel s’est ainsi répercutée sur les salaires des sportifs devenus colossaux. Ceux-ci nourrissent ainsi une féroce compétition entre les acteurs de chaque sport pour déterminer qui pourra mettre la main sur les plus gros contrats alors que la grande majorité des autres sportifs devront se contenter de rôles moindres et bien souvent précaires. Le salaire moyen d’un joueur de ligue 1 s’élève en moyenne à 35 000 euros bruts par mois, 628 fois moins que ce que perçoit Kylian Mbappé, sans oublier qu’une carrière au plus haut niveau n’excède que très rarement l’âge de 35 ans avec une après-carrière aux débouchés limités pour les anciens sportifs. Les évolutions du sport professionnel se montrent donc impitoyable envers tous ceux qui n’ont pas la chance ou le talent d’être plus valorisés dans leur discipline ; elle les pousse au contraire à l’individualisme.

L’irruption récente des statistiques dans l’univers du sport bouleverse la manière dont la plupart des équipes se rapportent désormais au jeu : plus question de faire confiance à ce que l’on ressent visuellement ; la réalité des terrains est désormais celle des chiffres. Ce virage technologique incite par conséquent à privilégier la production individuelle qui prime désormais sur le collectif, il se fait de plus en plus rare de laisser à un coéquipier l’occasion de s’illustrer si cette décision ne se traduit pas de manière chiffrée… Les nouveaux outils utilisés pour scruter les performances de chacun divisent donc plus qu’ils n’unissent, transformant le sport collectif en théâtre d’une compétition individuelle où chaque participant cherche à tirer sa propre épingle du jeu. Pas étonnant dans un tel contexte de surprendre Karim Benzema s’emporter contre son coéquipier Vinicius Junior à la mi-temps d’un match contre Mönchengladbach l’an dernier « Il fait n’importe quoi ! Il joue contre nous. Frère, je joue pas avec ! » glisse-t-il à un coéquipier avant de tenir promesse en ne lui adressant aucune passe en seconde période. Cette tension de plus en plus palpable au sein du sport professionnel donne ainsi à voir un reflet de la dynamique individualiste de notre société.

Le sport individuel, paradoxal garant des valeurs collectives

Au royaume des solistes obnubilés par leurs performances individuelles, certains font bien figure d’exception à l’image des footballeurs Marcus Rashford et Wilfried Zaha. L’engagement du premier en faveur de la lutte contre la sous-nutrition infantile durant la pandémie a touché tout le peuple britannique au point de voir la reine Elizabeth II le faire Membre de l’ordre de l’Empire britannique. Le second renonce quant à lui un dixième de son salaire au profit d’une association caritative et n’a pas hésité à financer l’équipe féminine de son club Crystal Palace alors qu’elle n’était plus capable d’assurer son fonctionnement en 2018. 

De tels épisodes de solidarité demeurent toutefois trop rares, comme c’est le cas au sein de notre société, pour contrarier la progression de l’individualisme. Alors que les sports collectifs semblent prôner des valeurs de plus en plus éloignées de celles qu’ils prétendent promouvoir, les sports individuels s’affirment paradoxalement comme les défenseurs des valeurs collectives. Les sportifs de ces disciplines individuelles ne cessent en effet de s’entourer à tel point que leurs performances solitaires ont désormais tout d’un travail d’équipe qu’ils sont les premiers à mettre en avant. Aussi contre-intuitif que cela puisse paraître, le sport individuel s’accapare progressivement les valeurs que l’on accordait auparavant au sport collectif. Si le partage se fait de plus en plus rare en équipe, les sauteurs en hauteur Mutaz Barshim et Gianmarco Tamberi ont décidé de faire fi de leur rivalité pour se partager la médaille d’or aux Jeux Olympiques de Tokyo en août dernier. Véritable symbole d’unité, cette scène nous rappelle que le sport peut cesser d’être symptomatique des fractures de notre société pour au contraire les combler. Prôner l’unité et la solidarité à la place de l’individualisme, tel est le nouveau défi auquel fait face le sport professionnel, qui, en dépit de ses divisions internes peut rassembler autour d’une seule et même passion. 

Illustré par Victor Pauvert

Clément Labarrere

Clément Labarrere

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.