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Illustration de Martin Terrien

Le dangereux mélange des genres

Il y a plus de 114 ans, la République française séparait définitivement l’Eglise et l’Etat. Les écoles publiques sont laïcisées, les relations diplomatiques entre l’Hexagone et le Vatican sont rompues, le régime concordataire est enterré et la laïcité à la française voit le jour. Mais l’essor des établissements éducatifs privés religieux, tout au long des XXème et XXIème siècles, a mis à mal la conception originelle d’un enseignement républicain strictement séparé de la foi. Il est temps d’achever la laïcité en sortant la religion de nos écoles.

Rappelons quelques chiffres : en 2014, on compte 7 620 écoles confessionnelles privées sous contrat (subventionnées par l’Etat) ; 2 032 000 élèves étudient au sein de ces établissements ; enfin, l’Etat les subventionne à hauteur de 11 milliards d’euros par an. Ces chiffres ne sont pas négligeables, et depuis le retrait de la loi Savary en 1984[1], le sujet ne refait surface que superficiellement. Il s’agit là d’un véritable débat de société, trop souvent ignoré et balayé sous le tapis – on n’oubliera pas le silence sélectif des élus de droite lors de la réduction drastique des financements publics de l’éducation sous le quinquennat Sarkozy, qui épargna miraculeusement cette branche de l’enseignement.

Il ne s’agit pas de faire de l’indignation communautariste, comme on en voit si souvent – souvenons-nous de ceux qui voulaient faire fermer les écoles coraniques au nom de la laïcité tout en prônant l’installation de crèches dans les mairies. Non, le propos ici développé concerne bien les établissements confessionnels dans leur entièreté, peu importe la nature de la foi qui y est enseignée.

Savoir ou croire : l’inquiétante confusion

Endoctrinement. Voilà un mot qu’il est bien délicat d’employer, tant la connotation associée est forte que l’on voit rapidement poindre les accusations de caricature. Mais il faut bien trouver un terme pour qualifier l’enseignement de la foi au sein des murs de la République, un enseignement qui détonne radicalement avec l’apprentissage de matières telles que les mathématiques, la grammaire, puisqu’il s’agit ici de croyances – certes respectables, mais de croyances tout de même – et non pas d’axiomes universellement admis et usités. Le fait que l’esprit de l’enfant soit extrêmement malléable et que les apprentissages faits au plus jeune âge sont extrêmement déterminants pour le restant de sa vie n’est plus un mystère pour personne. L’enseignement confessionnel ne relève-t-il pas d’un endoctrinement lorsque l’institution et la figure d’autorité présentent l’adoption d’une croyance comme la seule voie possible, à un âge où l’on ne se rebelle pas encore et où l’esprit critique est loin d’être forgé ? Cela ne revient-il pas à restreindre d’emblée l’horizon des élèves, alors que l’école a pour mission de l’étendre ?

La foi est quelque chose de personnel, et la liberté de croyance est essentielle, mais prenons garde à ne pas lire celle-ci dans un seul sens : se voit-on réellement présenter le choix de croire en une religion, quand les principes de celle-ci nous sont enseignés dès le plus jeune âge et présentés comme une vérité par l’institution qui est censée la détenir ? L’école n’est pas un terrain anodin, et il ne faut pas prendre à la légère ce qu’on laisse pénétrer dans ses murs.

L’exemple des Etats-Unis devrait sonner comme un avertissement : de l’autre côté de l’Atlantique, au nom de la liberté des Etats et de la protection des croyances, la nation américaine a laissé prospérer au sein de ses écoles l’obscurantisme religieux et l’endoctrinement. A l’époque où le vice-président Mike Pence était gouverneur de l’Indiana, les établissements créationnistes avaient proliféré et les évangélistes ont depuis profité de l’aubaine pour augmenter de manière spectaculaire leurs effectifs, en recrutant littéralement dès le berceau. Ces dernières décennies, l’école états-unienne est devenue, lentement mais sûrement, un autre des multiples champs de batailles où se jouent les culture wars qui caractérisent l’Amérique contemporaine : c’est désormais ici que les intégristes religieux préparent le terrain pour leur contre-offensive anti-progressiste, longuement attendue – depuis l’affaire Roe vs Wade de 1973, qui légalisa l’avortement, événement honni de ces nouveaux maîtres du conservatisme américain.

A l’ère de l’extrémisme, il nous faut faire attention au mélange des genres. Ce qui relève de la foi ne devrait pas être enseigné comme une vérité absolue par la même institution qui nous apprend que 2+2=4. Lorsque certains de nos concitoyens voient leurs croyances comme un axiome universel qui devrait être partagé par tous, c’est ici que les problèmes commencent, que les certitudes se confondent avec les convictions et que le débat d’idées s’éteint. Or les dernières années et ses excès ont démontré avec force que nous avons plus que jamais besoin de citoyens éclairés.

La nécessité d’un meilleur système éducatif

A ce point de la discussion, un argument revient souvent de l’autre côté, souvent formulé comme suit : « X était dans une école confessionnelle, or X n’est pas un bigot ». Passons outre le fait que comme dans tout débat de société, l’anecdote ne fait pas la règle, et que ce sont souvent ces mêmes personnes qui sont les plus à même de laisser leur enseignement religieux passé dicter nombre de leurs choix – notamment politiques –, l’ayant intégré depuis leur enfance. Au-delà de ces contradictions immédiates, il devrait apparaître que ce n’est pas parce qu’un système produit des effets qui ne sont pas « trop » nocifs qu’il faut laisser se perpétuer celui-ci, d’autant plus quand les risques engendrés sont si élevés. Il nous faut en concevoir un meilleur.

Pour cela, penchons-nous un instant sur le modèle éducatif allemand, ou plus particulièrement, sur une de ses spécificités : les cours de religions – le « s » est important. Outre-Rhin, où le rapport à la religion est bien différent du nôtre, ces cours sont dispensés au cours de la scolarité obligatoire et sont dédiés à l’enseignement des différentes croyances qui existent à travers le monde ainsi que de l’Histoire des religions. Un tel modèle ne balaye pas le problème sous le tapis, mais donne à chacun les clés d’une authentique liberté de croyance – qui passe avant tout par la liberté de choix – et laisse la foi, aspect éminemment privé de la religion, en dehors des salles de classe. C’est ainsi que l’école remplit sa mission éducative et favorise l’ouverture d’esprit, au lieu d’enfermer chacun dans un schéma prédéfini.

Chaque chose à sa place

L’auteur de ces lignes tient à souligner qu’il ne s’agit ici en aucun cas d’un plaidoyer contre les religions ; indéniablement, celles-ci sont importantes, structurantes, bénéfiques pour beaucoup – prenons garde à ceux qui ont prétendu libérer leurs citoyens de la religion pour mieux les asservir au moyen d’un totalitarisme laïciste. Si une famille veut transmettre son éducation religieuse et sa foi à ses enfants, elle le fera ; elle les emmènera à l’église, à la synagogue, à la mosquée ; elle les baptisera ; elle les initiera à la lecture des livres sacrés, elle leur enseignera leurs valeurs. Mais laissons cela à la sphère privée, et cessons de nous aventurer au sein de cette dangereuse cohabitation.

La religion n’est pas un problème en soi. Mais elle peut en causer. Et elle n’a pas sa place au sein de nos écoles.


Notes

[1] Le projet de loi Savary sur l’éducation visait à rapprocher les établissements privés et publics afin de donner naissance à un vaste système public laïque. Le projet déclencha un mouvement de contestation massif qui finit par contraindre le gouvernement Mauroy à enterrer le texte.

Martin Terrien

Martin Terrien

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Ancien président de KIP (2020-2021) et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Former president of KIP (2020-2021) and regular contributor.