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Francisco de Goya, L'Adoration du nom de Dieu, 1772.

Le citoyen religieux, un clerc-obscur menaçant ?

Dieu est mort, disait Nietzsche. Mais alors pourquoi la religion nous embête-t-elle encore autant ? « Soupir d’une créature accablée », que fait-elle au cœur des débats bioéthiques ? N’avons-nous pas forgé par l’esprit la science, par le contrat social la démocratie ? N’avons-nous pas, depuis la Révolution française, ou encore avec la séparation de l’Église et de l’État dès 1905, réussi à abolir cet asservissement à l’obscurantisme ?

Et pourtant, combien de voiles croisons-nous tous les jours, combien de médailles de baptême ? Extrémisme, pédophilie, obscurantisme, terrorisme : la religion a mauvaise réputation, au point où il convient de se demander quelle légitimité ont ses points de vue dans une démocratie laïque. Est-il seulement possible, aujourd’hui, de parler de « citoyens religieux » ?

En France, le pouvoir décisionnel de la religion dans la vie publique est sans doute tombé avec la tête du roi. Il a définitivement été assassiné avec l’anticléricalisme de 1905. La politique française est laïque, et fière de l’être. D’ailleurs, pourquoi les idées ou intuitions inspirées par la religion ne pourraient-elle pas rester dans le cadre strictement religieux ? Pourtant, force est de constater que ces idées jaillissent sans cesse au cœur de la vie publique : des religieux américains manifestent contre la rétention d’enfants migrants, les musulmans organisent des protestations dans le monde entier contre Donald Trump, et les catholiques français crient contre la loi de bioéthique. On remarque que tous ces positionnement ne portent pas directement sur la religion : alors pourquoi ces citoyens manifestent-ils en tant que groupe religieux ? 

Nous pourrions penser qu’ils le font par communautarisme. La religion soude les opinions. Si minoritaire en France aujourd’hui (quelques pourcents de pratiquants seulement chez les catholiques et protestants en France), elle semble bien souvent porter les idées à contre-courant. Il apparaît donc plus facile pour les croyants de se rejoindre mutuellement, de « faire corps » pour défendre leurs idées qui ne seraient sinon pas entendues, voire méprisées. Par exemple, la dernière manifestation « Allons Enfants » a compté tellement de catholiques que les manifestants ne sont plus nommés « les opposants à la loi bioéthique », mais « les catholiques ».

Émerge alors un danger : le manifestant est bien citoyen, puisqu’il affirme une position qu’il estime être bénéfique à la société. Pourtant, ne risque-t-il pas de glisser petit à petit dans ses intentions ? Bien vite, notre citoyen devient religieux avant d’être citoyen : il manifeste bien pour ses confrères citoyens, mais à partir de fondements dans lesquels eux ne croient pas, et par lesquels ils ne pourraient donc jamais être convaincus.

En effet, nous pouvons avoir toute l’ouverture d’esprit au monde, nous ne « partageons » pas nos valeurs. Partager des idées, un raisonnement, cela se conçoit. Mais les valeurs découlent d’une culture, d’une éducation, de rencontres, d’expériences, de croyances : les partager, c’est abuser du langage.

Là surgit alors toute la difficulté de la question. S’il semble impossible de partager des valeurs, ne pouvons-nous que les affirmer ? Et à ce stade, qu’est-ce que cela change d’affirmer des idées à partir de valeurs religieuses ou non ?

Ça change absolument tout. Si les « citoyens-religieux » peuvent être assujettis à certaines menaces (communautarisme, radicalisation, etc…) qui résulteraient peut-être d’un déséquilibre entre ces deux rôles, leurs voix restent absolument essentielles à la vie en communauté. En effet, ils permettent un changement de référentiel. Il est bien difficile d’accepter la légitimité des valeurs différentes des nôtres : d’où la nécessité que des valeurs différentes puissent se confronter dans l’espace publique. Mais ce que les « citoyens-religieux » apportent de particulier, c’est un référentiel de valeur qui dépasse l’homme.

La démocratie française laïque a voulu se construire seule, et surtout, en s’émancipant d’une quelconque dépendance à un dieu, remplacé sans doute par un scientisme absolu. Mais Shelley le montre parfaitement1Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818. : du fait de repousser les limites naît un orgueil sans doute dangereux. Gérard Larcher tweetait il y a quelques mois qu’ « Aucune loi n’est supérieure à la loi de la république ». Le référentiel de cette phrase est humain, trop humain ! Les citoyens religieux sont là pour rappeler à tous que, parfois, ce référentiel ne suffit plus. Notre conscience, notre libre-arbitre, notre nature même, notre environnement : trop de choses nous dépassent. Alors oui, les citoyens religieux le font avec la religion, d’autres avec l’environnement, mais il est nécessaire parfois d’adopter un référentiel qui dépasse l’homme, même si nous ne pouvons le comprendre.

Certains l’appellent l’intuition, d’autres les valeurs, la conscience ou encore la morale : qu’importe son nom, l’important est le rôle qu’elle a à jouer dans les décisions collectives. Et parfois, elle nécessite le citoyen religieux pour se faire entendre.

Plume Anonyme

Plume Anonyme

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