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Illustration de Kim Prevent pour KIP

L’économie de demain | La Foodtech : effet de mode ou futur incontournable ?

La FoodTech: Késako ?

Les temps sont durs. Enfermée dans mon appartement au cœur de Rome, la crise du Covid rend impossible toute escapade gastronomique dans les meilleures pizzerias du monde. Heureusement, rien n’est encore perdu. Je saisis mon téléphone portable. En 3 minutes précises, ma Margherita est
commandée. Et dans 42 minutes exactement, elle trônera dans mon assiette au terme d’un voyage de 3 kilomètres en scooter et après avoir parcouru l’intégralité du Corso Trieste.

Arrivée au cours de la dernière décennie dans nos assiettes, la Foodtech connaît probablement ses meilleures performances en cette période de confinement. Ce terme peu attrayant ne vous évoque peut-être rien, mais vous avez déjà, inconsciemment ou non, utilisé ses services au moins une fois dans votre vie. La Fourchette, Deliveroo, Uber Eat ou encore Tripadvisor : autant de noms qui font aujourd’hui naturellement partie de notre quotidien. La Foodtech, ou « technologie alimentaire » pour les spécialistes, désigne en effet l’alliance de la technologie avec le marché de l’alimentation au travers de toutes les chaînes de valeurs – de la production à la distribution en passant par la transformation. Si la définition demeure encore imprécise, les faits sont là : depuis 2013 en France, près de 400 start-ups se sont lancées dans l’aventure, levant ainsi plus de 317 millions d’euros.

Si le pays de la gastronomie et plus généralement l’Europe s’illustrent en la matière, la tendance est apparue de l’autre côté de l’Atlantique via des initiatives telles que le réseau social Yumly, qui permet de sélectionner ses recettes de cuisines selon des critères personnalisables. « La technologie au service du quotidien » : la FoodTech semble suivre cette carte de route à la lettre en accompagnant le consommateur dans toutes les étapes de son alimentation. On distingue en effet 6 branches principales, associées à un stade particulier dans la chaîne de valeur : l’AgTech, la FoodScience, le FoodService, le Coaching, la Livraison, et le Retail. Boostée par des préoccupations et des tendances socio-culturelles, la Foodtech ne se concentre pas uniquement sur l’alimentaire, mais plus largement sur l’alimentation.

Les start-ups l’ont bien compris et ont saisi l’occasion pour surfer à nouveau sur la vague du digital. En France, en moyenne, une nouvelle start-up naît tous les trois jours sur les marchés, aux côtés du quatuor traditionnel et déployé à l’international – Deliveroo, Foodora, Uber Eats, Allo Resto. Certaines d’entre elles sont mêmes cotées en bourse (JustEat, Takeaway, OpenTable ou Indigo par exemple), au point de devenir de véritables licornes, ces start-ups cotées en bourse dont le capital est valorisé à plusieurs milliards de dollars. Les potentialités de rentabilité et de croissance assurées par un marché « en vogue » – principalement la « restauration virtuelle » – rencontrent la raison d’être de ces acteurs. Ce sont ces mêmes caractéristiques qui font néanmoins la fragilité de ce marché notamment du fait de possibles phénomènes d’essoufflement. Pour filer la métaphore, le soufflé est par exemple retombé en 2016 avec la liquidation du leader belge Take Eat Easy. Les déboires de quelques malchanceux n’ont cependant pas réussi à noircir le tableau et à réfréner cet engouement.

Un modèle qui marche : l’engouement financier, l’attrait des grands groupes

S’il relevait traditionnellement de l’apanage des start-ups, les grands groupes ainsi que le monde de la finance s’intéressent de plus en plus au potentiel de ce marché.  

L’intervention des géants de l’agroalimentaire dans la Foodtech passe tout d’abord par la création de leurs propres initiatives : InVivo, premier groupe coopératif français, a créé sa propre filiale – Food & Tech ; PepsiCo a développé un incubateur collaboratif européen. Mais elle peut également se traduire par des prises de participation directes dans le capital de ces pépites. À ce titre, le groupe Carrefour dirigé par Alexandre Bompart détient, depuis mars 2018, une participation majoritaire dans la société française Quitoque, dédiée à la livraison de paniers repas à cuisiner à domicile. Sodexo n’est pas en reste, notamment dans le secteur de la restauration virtuelle : au mois de janvier de cette même année, elle a acquis une part majoritaire dans le groupe Foodchéri. De telles prises de participations s’intègrent dans des stratégies de croissances basées sur le e-commerce alimentaire. Mais elles reposent aussi sur un pari sur l’avenir. En France, la plupart de ces firmes sont encore peu développées, l’essentiel de leur activité n’étant déployée que sur la couronne parisienne par exemple. La force du réseau de ces grands groupes constitue pour les plus petites compagnies une perspective de diversification en termes d’implantation et d’une distribution plus variée de leurs services. 

Certains acteurs cherchent cependant à exporter leur offre au-delà des frontières nationales. C’est le cas de Frichti qui prévoit de se déployer outre-Manche. La start-up cherche cependant à conserver son indépendance et son identité entrepreneuriale en favorisant une approche de proximité avec les consommateurs, comme l’explique l’un de ses créateurs, Quentin Vacher. 

Si les grandes compagnies ne peuvent assurer leur soutien dans ces start-ups résistantes, les acteurs financiers semblent prendre les choses en main. Les fonds Felix Capital et Verlindvest soutiennent financièrement l’activité de Q. Vacher en favorisant une stratégie de long terme qui correspond à la culture du groupe. La prise de participation de fonds financiers est déterminante pour le financement de ces acteurs de la FoodTech. Virginie Rabant, directrice de l’innovation Elior Group, principal concurrent de Sodexo, souligne leur influence déterminante pour leur ouvrir de nouvelles portes : « ce n’est pas notre métier [elle désigne ici les grands groupes de l’agroalimentaire], à l’exception des fonds financiers » (interview pour CB News, mai 2018, n°69). À ce titre, In Vivo a développé le fonds InVivo Invest pour soutenir les futures étoiles montantes du secteur. L’attrait pour les gains potentiels promis notamment par ces « licornes » suscite en effet de fortes réactions dans le monde de la finance. Celui-ci reste cependant fondé sur des profits à court-terme : 90 % des start-ups ont une espérance de vie inférieure à cinq ans. Les plateformes participatives comme Ulules sont également sollicitées pour soutenir certaines initiatives. De façon générale, ce sont près de 220 levées de fonds qui ont été réalisées en France entre 2013 et 2017, et 1 000 ont été opérées au niveau européen depuis 2015, ce qui représente près de 16 % des investissements dans le secteur au niveau mondial.

Si le nombre d’investissements est en croissance dans le secteur, les acteurs du capital risque, eux, sont encore rares. A fortiori, en Europe, le financement total tout acteur confondu a doublé entre 2016 et 2017, mais demeure à un niveau moyen d’1,4 milliards d’euros. Les investisseurs peuvent cependant compter sur les acteurs institutionnels au niveau continental comme national qui soutiennent ces initiatives dans le cadre de projets tels qu’Horizon 2020 pour l’Union Européenne. Five Season ventures, un nouveau fonds de capital-risque dédié à la Foodtech et à l’agrotech, profite par exemple de ces soutiens financiers. Le premier closing du 15 mars 2018 s’élevait à 60 millions d’euros.

Les investisseurs sont précisément sensibles à l’attrait néo-consumériste que constitue la Foodtech. Ivan Farnetti, co-créateur de Five Season Ventures le souligne dans un entretien pour AgraAlimentation (n°2462, jeudi 22 mars 2018). L’évolution des habitudes alimentaires se concentre sur des réponses technologiques aux problèmes environnementaux liés au secteur alimentaire. Mais c’est aussi chercher à réduire le gaspillage, en privilégiant des aliments sains et à meilleur apport nutritionnel, tout en accroissant la transparence et la traçabilité dans la chaîne de valeur.

Éthique : un rapport numérique et mercantile à l’alimentation ?

La Foodtech introduit donc une nouvelle approche de notre alimentation. Un écran nous sépare désormais de nos plats favoris, nous en promettant une meilleure expérience. Une expérience à la fois plus saine, plus éthique, basée sur des tendances qui font mouche, en particulier sur les réseaux sociaux. C’est un mode de vie plus responsable et respectueux de l’environnement qui se dessine dans nos assiettes, mais aussi le mythe d’une healthy life à la portée de tous. 

Le crédo « de la fourche à la fourchette » défendu par Xavier Boidevézi (secrétaire du réseau FoodTech en France) véhicule la volonté de mettre cette technologie au profit de nouveaux modes de consommation, mais aussi de production et de distribution. Cette gastronomie digitale à la française cherche à exporter ses valeurs fortes hors des frontières de l’Hexagone. Les initiatives entrepreneuriales et coopératives de types ruches se sont propagées à travers le pays, à l’instar de La ruche qui dit oui créée en 2011. L’initiative basée sur le système de circuit-court met en relation clients et producteurs. Le consommateur commande ses produits en ligne sur une plateforme dédiée avant de les retirer dans l’une des 1 500 ruches qui existent à ce jour. L’ensemble de l’offre est fourni par quelques 10 000 producteurs. Ce large réseau né près de Toulouse s’est développé dans toute l’Europe, et attire désormais près de 210 000 clients. Cette méthode permet d’assurer une plus juste rémunération des producteurs partenaires tout en réduisant l’empreinte carbone générée par la phase de transport, et en garantissant des produits de qualité. L’initiative a d’ailleurs été reconnue par l’agrément ESUS (entreprise solidaire d’utilité sociale) délivré par l’État en 2014.

Cependant, l’engouement des grandes firmes pour les start-ups et autres acteurs de la Foodtech françaises ne risque-t-il pas d’entrer en contradiction avec les valeurs qu’elles prônent ? On ne s’étendra pas sur les scandales pointant du doigt la rémunération des producteurs par les grandes chaînes de supermarché. Par ailleurs, bien que les levées de fonds réalisées par les start-ups elles-mêmes aient le vent en poupe au niveau mondial, les investissements finissent dans la grande majorité des cas dans les poches de 3 grands acteurs – les fameuses licornes : au total, 60 % des fonds ont été levés par Delivery Hero, Hello Fresh (tous deux allemands) et Deliveroo (anglais). On semble loin de l’idéal éthique et éco-responsable que revêt la Foodtech à la française. Les stratégies au cœur de ces opérations financières sont-elles compatibles avec de telles revendications ? Peut-être devrait-on alors repenser la définition même de cet anglicisme ambigu en distinguant « le bon grain de l’ivraie » ? Quel est le bon grain ?  Quel est l’ivraie ? Nombre de ces initiatives se sont révélées fructueuses. Qu’en est-il sur le long terme ? N’importe quelle société ne peut subsister si elle manque de financements et de rentabilité.  La ruche qui dit oui sera-t-elle un jour contrainte de se faire absorber par quelque géant de l’agroalimentaire ? Ou pire encore, par l’une de ces licornes qui gonflent telles des ballons de baudruche avant d’éclater ?

Cet article n’a aucune prétention à donner quelque leçon, ni à diaboliser le progrès ou le monde de la finance – ce qui serait plus qu’hypocrite. Il cherche uniquement à soulever les questions qui hantent mon esprit d’étudiante en plein cœur de son cursus et probablement ceux de nombre de mes camarades. Mais aussi mes interrogations en tant qu’être humain, pour qui s’alimenter constitue le cœur du seul acte de « vivre ». On touche ici finalement à un défi plus anthropologique qu’économique. L’alimentation est un phénomène aussi social que vital. Maintenir un semblant d’authenticité dans nos modes de consommation semble nécessaire pour ne pas faire de cet acte primitif « sacré » un pur produit mercantile ou une scène « instagrammable ». Sauf preuve du contraire, manger par procuration ne s’est jamais révélé fructueux. Et spéculer sur les futures étoiles montantes de la bourse n’a jamais prétendu être une stratégie gagnante sur le long-terme.

Lorsqu’Hippocrate nous dit : « que ton aliment soit ta seule médecine », il ne soupçonne probablement pas les progrès immenses de ses descendants en matière de technologie. L’alimentation au service de la médecine. La technologie au service de la médecine. Et enfin, la technologie au service de l’alimentation. CQFD. Mais à quel prix ?

Charlotte Joyeux

Charlotte Joyeux

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP et contributrice régulière.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP and regular contributor.