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Illustration par Kim Provent pour KIP.

Karabagh la souricière

Le lundi 9 novembre dernier, c’est par la cloche des notifications Facebook, véritable carillon des temps modernes, que le Premier ministre arménien Nikol Pachinian a signifié à sa population la signature d’un accord de cessez-le-feu définitif avec le voisin et ennemi azerbaïdjanais. Un véritable coup de poignard pour une population habituée à faire le dos rond depuis des décennies face aux disputes d’héritages territoriaux qui déchirent les deux anciennes républiques sœurs. Le Haut-Karabagh, enclave arménienne en Azerbaïdjan et témoin funeste de la politique d’écrasement des nationalités mise en place par le Politburo soviétique, avait attendu le moment propice pour retourner dans le giron maternel. En 1992, profitant du désordre engendré par l’éclatement de l’URSS, l’oblast autonome proclame son indépendance et son rattachement à une Arménie à laquelle une majorité de ses habitants appartiennent, situation entérinée par la trêve de 1994. Mais à l’issue de trente années de tensions latentes et de conflits ouverts dont celui des trois derniers mois n’est qu’un exemple1Déjà la “guerre des 4 jours” en avril 2016 avait opposé Erevan et Bakou sur cette question, Bakou semble avoir définitivement remis la main sur les 11 000 km² transcaucasiens.

Pas grand mais vaillant

Militairement, l’arrêt des combats est un soulagement. La lutte s’est achevée probablement plus vite que ce que la violence du conflit laissait présager en plein cœur du mois d’octobre, lorsque la capitale Stepanakert subissait les assauts quotidiens des forces azerbaïdjanaises. Pourtant, la résistance du Haut-Karabagh avait laissé transparaître la détermination de ses habitants, habitués aux bombes et aux combats depuis leur indépendance. Une population fortement marquée par la guerre et à qui il ne reste souvent que la mémoire d’avoir résisté encore et toujours à l’envahisseur, quelle que soit sa nationalité. Bakou a ainsi dû mettre les bouchées doubles pour avaler les maquis du plateau de Chouchi2Deuxième ville du Haut-Karabagh reprise par Bakou le 8 novembre 2020. L’utilisation présumée du phosphore blanc pour incendier les forêts proches des communautés civiles a ainsi fait grand bruit dans la communauté internationale et n’a pas participé à redorer l’image de l’armée d’Ilham Aliev3Président de l’Azerbaïdjan depuis 2003 dans ce conflit.

Outre le Haut-Karabagh sur lequel l’Azerbaïdjan réaffirme sa souveraineté, l’accord signé a également rendu à Bakou les bandes de Gazagh, de Kelbajar et les autres territoires tampons entre les deux pays, que l’Arménie avait progressivement acquis par une politique du fait accompli contestable, il faut bien le reconnaître. Ce texte, issu des discussions du triangle Aliev-Pachinian-Poutine, consacre la victoire militaire incontestable des troupes azerbaïdjanaises. Seulement, la soudaineté de la décision et l’attachement des Arméniens aux régions perdues ont suscité un sentiment de trahison cristallisé dans l’invasion du Parlement à Erevan4Capitale de l’Arménie par les manifestants.

Situation géopolitique dans la région du Haut-Karabagh (carte du Monde Diplomatique)

Il faut dire que pour les populations, l’issue du conflit est un véritable désastre. Dans un élan d’une mansuétude qui ne se dément pas depuis septembre, le gouvernement d’Aliev avait laissé 10 jours aux locaux pour emballer leurs souvenirs avec leurs effets et s’en aller sans se retourner. Pénétrés du souvenir de la profanation des tombes perpétrée lors de la récupération par Bakou du territoire contesté du Nakhitchevan en 2005, les habitants ont vu dans le cessez-le-feu un vibrant appel à incendier tout ce que leurs mains ne pouvaient emporter. Cette politique de la terre brûlée s’est accompagnée d’une Longue Marche par le corridor de Lachine, unique voie sacrée reliant encore le Karabagh et l’Arménie. Un point de passage désormais placé sous contrôle moscovite, les casques verts de Poutine étant chargés de préserver la neutralité du col et la bonne marche de cet exil aux allures de retraite de Russie. Une force d’interposition quelque peu ironique quand on se souvient de l’origine des découpages territoriaux.

Le retour de l’aigle

A Moscou on avait pourtant longtemps choisi de se tenir à l’écart de cette énième poudrière caucasienne. Cette temporisation s’expliquait principalement par un positionnement stratégique délicat pour la Russie. L’Arménie est une alliée historique. Elle est membre de l’organisation du traité de sécurité collective (OTSC) qui stipule que toute agression doit entraîner la riposte immédiate des pays amis. D’une casuistique toute jésuite mais qui sied paradoxalement très bien à la diplomatie russe actuelle, Poutine a décidé que le Haut-Karabagh était officiellement hors du territoire arménien et donc des fourches caudines des dispositions du traité. En effet, à Moscou, on considère l’Azerbaïdjan comme un partenaire bien plus intéressant à ménager. Outre le fait que l’Arménie est désormais considérée comme un acquis pour la Russie, Bakou jouit d’une position de carrefour au Moyen-Orient en plus de multiplier les liens diplomatiques avec les autres puissances de la région.

La diplomatie russe s’est montrée efficace. Les déclarations françaises, quoiqu’existantes, ne peuvent que symboliser le manque de connexions et d’implantation des acteurs ouest-européens dans cette zone du monde. La Russie, elle, a su jouer de sa position médiane entre Erevan et Bakou pour arbitrer entièrement la partie. Poutine a pris le temps de peser le pour et le contre, sachant qu’il était pour lui nécessaire de ménager la chèvre et le chou. Il a fallu un tir à bout portant sur un avion russe pour qu’il choisisse de siffler la fin du match, évitant des prolongations meurtrières et potentiellement déstabilisatrices pour la région. Une défaite à domicile lourde de conséquences pour Erevan et une victoire sur le plan extérieur pour les affaires étrangères russes.

Une fois la décision arrêtée, Moscou n’a pas hésité à s’impliquer massivement. A bois noueux, hache affilée – le couplage de lourdes négociations menées de front avec les deux belligérants et d’une armée russe en force d’appui a su forger la décision.

« Un peuple et deux Etats »

Le déclenchement du conflit dans le Haut-Karabagh a été une véritable aubaine pour Ankara. Le soutien sans faille à des Azerbaïdjanais que les Arméniens du Karabagh surnomment avec mépris « les Turcs » rentre parfaitement dans la ligne idéologique et stratégique de l’AKP. L’amitié très ancienne entre les deux pays a été réaffirmée en 1990 avec la devise « un peuple et deux Etats » et entend se fonder sur les similitudes culturelles et linguistiques existantes. On pourrait noter deux modèles religieux dans la mesure où le chiisme de Bakou s’oppose à la géopolitique sunnite d’Erdogan. Mais un voile pudique est jeté sur ce schisme au regard des atouts offerts par le voisin azerbaïdjanais. Sur le plan économique, l’oléoduc Bakou-Tbilissi contourne idéalement le rival russe. La communauté azérie présente au Nord de l’Iran gêne Téhéran dans un sens qui ne peut qu’arranger les intérêts turcs. Enfin, le conflit du Haut-Karabagh donne une occasion rêvée à Erdogan et son gang de souligner la responsabilité arménienne et de diaboliser une population avec laquelle la blessure mémorielle est loin d’être refermée. En tentant de sortir l’Arménie de sa position victimaire, l’AKP justifie encore un peu plus son choix de ne pas reconnaître les événements de 1915.

Géopolitiquement, la Turquie a fait tout ce qui était en son pouvoir pour discréditer Moscou. Grâce à une propagande digne des plus belles heures de la Grande guerre, Ankara a accusé les Russes d’embaucher des mercenaires du PKK5Parti des travailleurs du Kurdistan, organisation armée kurde opposée au régime d’Erdogan et poussé des hauts cris face aux soupçons d’envoi de professionnels turcs au soutien de l’armée de Bakou. Surtout, la diplomatie turque a réussi à évincer l’Iran du terrain de jeu. Le conflit n’aura jamais souri au pays du shah alors que Téhéran n’avait pourtant aucun intérêt à voir se renforcer l’axe Bakou-Ankara et l’expansion des populations turcophones dans les régions anciennement contrôlées par l’Arménie.

Un conflit violent, donc, et dont la résolution laissera un arrière-goût amer à la communauté internationale, qui a depuis trouvé bien vite un autre motif de soupirs et d’indignation.  Une guerre dont les Arméniens auront payé le prix fort et qui a autorisé un retour à bas coût des diplomaties russes et turques dans la capitale azerbaïdjanaise.

Eloi Flamant

Eloi Flamant

Élève fonctionnaire à l'ENS Ulm (B/L 2018) et à HEC (promotion 2022). Membre de KIP et contributeur régulier.

French student at ENS Ulm (B/L 2018) and in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022). Member of KIP and regular contributor.