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Illustration d'Adrien Terrien pour KIP.

Jeremy Corbyn, incorrigible frondeur

Les résultats tombent ; les journalistes se ruent sur lui, caméra à la main ; ébloui par la lumière des flashs, il esquisse une embrassade à destination de ses rivaux. Nous sommes le 12 septembre 2015 ; Jeremy Corbyn vient de remporter une élection qui le porte à la tête du parti travailliste britannique, avec 59,5 % des suffrages exprimés. Mais à l’ombre des projecteurs, la route a été longue.

La beauté est dans la rue

Né dans une famille modeste du sud-ouest de l’Angleterre en 1949, Jeremy Corbyn est, enfant, un élève médiocre au fort caractère. Devenu adolescent, il s’engage à gauche, à l’heure même où le compromis fordiste, qui a dominé l’Occident pendant les Trente Glorieuses, jette ses derniers feux. Campagne pour le désarmement nucléaire, manifestations contre la guerre au Vietnam… Il est de tous les combats, et incarne, non sans un certain plaisir, cette contradictoire tradition de gauche qui aspire à pacifier les relations internationales par une lutte violente et mondialisée pour les droits ouvriers. A l’occasion de son service militaire, il se rend en Amérique latine, où la révolution cubaine rebat les cartes du jeu politique. Il assiste, fasciné, à l’accession au pouvoir de Salvador Allende au Chili en 1970. De retour à Londres, il y devient représentant syndical, puis rejoint le conseil du borough d’Haringey, dans le nord ouvrier de la City.

Il s’agit de sa première expérience de la politique partisane. Elle ne lui réussit guère. Au beau milieu de la guerre froide, il milite pour intégrer des sympathisants trotskistes et marxistes au sein du parti travailliste, dont il incarne la ligne insurrectionnelle, et passe le plus clair de son temps dans la rue, aux côtés des antifas, du mouvement anti-apartheid et de divers activistes. Il apprend à cette occasion la puissance de la mobilisation des masses par des réseaux de terrain. Son engagement lui vaut également de faire l’objet d’une surveillance étroite des services secrets britanniques, qui ont un dossier à son nom du commencement de sa carrière politique jusqu’au début des années 2000[1].

C’est aussi dans la rue qu’il apprend, bien malgré lui, l’amertume de la défaite, ainsi que la résilience face à l’adversité. Jeremy Corbyn assiste, à partir de 1979, à l’effondrement de son univers keynésien et internationaliste ; en 1979, les élections générales portent Margaret Thatcher, la Dame de fer, au pouvoir. Jeremy Corbyn s’oppose à elle en tous points, souvent sans succès ; de ces années, il garde une grande amertume. Il est ainsi aux côtés des mineurs lors des grèves de 1984-1985. Il rencontre à huis clos des membres de Sinn Féin et de l’IRA[2], proteste contre la guerre des Malouines et manque, en 1990, d’aller en prison pour ne pas avoir payé la poll tax, création thatchérienne. Sa rhétorique antilibérale lui permet de se tailler un fief électoral dans le nord de Londres, dans la circonscription d’Islington-nord, qui l’élit député à la Chambre des communes en 1983 ; il sera systématiquement réélu.

Longues années de dur labeur

La chute de Thatcher, en 1990, laisse à Jeremy Corbyn l’espoir d’un retour en arrière. L’élite du parti travailliste n’en a cure ; elle jette son dévolu sur Tony Blair, qui accède au pouvoir en 1997. C’est le début, pour Jeremy Corbyn, d’une longue période de fronde qui le voit devenir le député le plus rebelle de l’histoire récente du parti travailliste[3]. Backbencher insurgé, il fait l’objet de plusieurs sanctions disciplinaires et s’attire les foudres des instances dirigeantes du parti, devenu le New Labour. Il s’oppose frontalement au suivisme des élites britanniques au moment de la guerre d’Irak.

Dans l’opposition, il bouleverse les codes de la vie parlementaire britannique. Tourné en dérision pour son accoutrement, parfois populaire, il parvient à faire changer la manière dont sont posées les traditionnelles « questions au Premier ministre », pour faire avancer le régime parlementaire britannique vers davantage de représentativité. En un sens, il fait entrer la rue à Westminster. Quelle que soit la couleur du gouvernement, il proteste, vilipende, martèle.

En 2015, sa stratégie change de manière radicale : il estime que l’heure de la revanche a sonné, et que le Labour est désormais prêt à renier la rhétorique thatchérienne. Signe de ce grand bouleversement, il remporte cette année-là l’élection à la direction du parti travailliste, organisée suite à une défaite électorale. Il écrase ses adversaires en rapportant 59,5 % des voix, éclipsant ainsi Tony Blair dans sa victoire de 1997. Pour la presse londonienne, la victoire de cet inconnu au bataillon a tout d’une surprise. Elle a en fait été rendue possible par l’augmentation du nombre de membres du parti, qui gagne 100 000 têtes entre début 2014 et août 2015. Bousculés, les chantres du New Labour mettent en garde les sympathisants, qui risquent selon eux de rendre le parti inéligible. Et Corbyn ne s’arrête pas là : entre mai 2015 et octobre 2015, le nombre de membres du parti double, principalement de son fait. En cause, le charme de ses positions révolutionnaires : il affirme vouloir sortir de l’OTAN, démanteler le système nucléaire Trident, créer une banque nationale d’investissement et augmenter le niveau d’imposition pour les plus fortunés. Il parvient, en quelques mois, à ressusciter l’imaginaire romantique de la gauche des Trente Glorieuses, cette gauche qu’il n’a jamais abandonnée.

Usé par l’opposition, et non par le pouvoir

Contesté en interne, Jeremy Corbyn a conscience de marcher sur des œufs. Survient alors pour lui un défi de taille, celui du référendum sur le Brexit. Toute sa carrière, il avait été fidèle à la frange eurosceptique du parti travailliste ; il avait rejeté, entre autre, les traités de Maastricht et de Lisbonne. Pourtant, et contre toute attente, il se prononce, début 2016, en faveur du Remain. Une première compromission pour ce chevalier blanc de la lutte ouvrière. La victoire du Leave le contraint à organiser une nouvelle élection à la tête du parti fin 2016. Les partisans du blairisme entament alors leur baroud d’honneur en essayant d’invalider la candidature de Corbyn, ce à quoi ils échouent. Son leadership en sort renforcé. Néanmoins, ces guerres intestines ont l’inconvénient de trahir sa plus grande faiblesse : lui qui a passé sa carrière à brandir l’étendard de la révolte, il a bien du mal à imposer une discipline stricte aux membres de son parti. Les griefs à son encontre ne manquent pas : les députés des autres partis, et même parfois les députés travaillistes, lui rappellent bien volontiers ses liens troubles avec les mouvements internationalistes violents ou antisémites.

Il maintient sa position tant bien que mal, en s’appuyant non pas sur les apparatchiks du parti, mais sur les adhérents et les réseaux de terrain (dont Momentum), auxquels il doit tout. Il le leur rend en faisant évoluer la vision qu’on les députés travaillistes de leur propre mandat : ils passent d’une conception représentative à une conception impérative, dans laquelle leur seul rôle est d’exaucer les désirs de leur électorat, si restreint soit-il. La recette fonctionne. En 2017, le parti travailliste rafle 40 % des suffrages exprimés et gagne des sièges pour la première fois depuis 1997. Un succès que Jeremy Corbyn souhaiterait bien reproduire, voire dépasser, afin de réaliser sa plus grande ambition, celle d’accéder au 10, Downing Street.

La réalité sera-t-elle à la hauteur de ses attentes ? Les sondages répondent par la négative[4]. En l’état actuel des choses, la seule manière d’accéder au pouvoir pour les travaillistes serait de s’allier aux Libéraux-Démocrates. Seul problème, et de taille : ils demandent comme condition sine qua non de ce pacte la tête de Jeremy Corbyn[5]. Dos au mur, celui-ci joue donc en ce mois de décembre sa survie à la tête du parti travailliste. Pour ce vieux loup de la politique, ce sera quitte ou double. Cette  alliance impossible avec le centre explique pourquoi Jeremy Corbyn s’évertue tant à proposer un programme radical ; son objectif est de récolter un maximum de voix contestataires. Pour conserver ses bastions du Nord de l’Angleterre et des Midlands, face à l’offensive menée depuis deux mois par son meilleur ennemi, Boris Johnson, il propose ainsi un retour au sacro-saint compromis fordien : soutien aux villes en voies de désertification, expansion de l’Etat-Providence britannique et renationalisation des infrastructures critiques sont à l’ordre du jour, en sus d’une diplomatie isolationniste. Mais ce programme est-il seulement sincère ? Révolutionnaire entré dans un parti, casseur devenu député, eurosceptique partisan de l’appartenance à l’Union européenne… Jeremy Corbyn n’est peut-être plus à une compromission près. Las de la rue, il pourrait bien se laisser séduire par le charme de gratte-ciels du cœur de Londres. A supposer que la victoire soit au rendez-vous… Sera-t-il le Che ou Mitterrand ?

Sources et renvois

[1] Pour les motifs ayant conduit les services secrets britanniques à le surveiller, consulter la diatribe de Sir Richard Dearlove à propos des liens de Jeremy Corbyn avec divers groupuscules violents :

https://www.telegraph.co.uk/news/2017/06/07/jeremy-corbyn-danger-nation-mi6-led-wouldnt-clear-security-vetting/

[2] Donnant par la même occasion au MI5 des raisons d’ouvrir une enquête à son encontre :

https://www.telegraph.co.uk/news/2017/05/19/exclusive-mi5-opened-file-jeremy-corbyn-amid-concerns-ira-links/

[3] Pour davantage d’informations sur ces années de fronde :

https://www.politics.co.uk/reference/jeremy-corbyn

[4] Pour un rapide coup d’œil sur les sondages :

https://www.ft.com/content/263615ca-d873-11e9-8f9b-77216ebe1f17

[5] Pour davantage d’informations sur cette alliance impossible :

https://mondediplo.com/2019/10/02lib-dems

Adrien Martin

Adrien Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP and regular contributor.