KIP

Friedrich Nietzsche, faux chantre de l’immoralité et des totalitarismes

Friedrich Nietzsche est peut-être l’un des philosophes les plus médiatisés, remaniés et surtout, mal interprétés par les courants de pensée du 20e siècle. Nous en avons retenu quelques aphorismes choc, tirés hors de leur contexte d’écriture : « Voir souffrir un ennemi est la jouissance des jouissances »,« compatir équivaut à mépriser » (L’Aurore) ou encore « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! » (Le Gai savoir). Les notions nietzschéennes telles que la volonté de puissance, la mort de Dieu, le nihilisme ont été dévoyées de leur sens originel.

      Ces lectures réductrices ont abouti à la construction d’une idéologie nietzschéenne, alors même que l’auteur s’opposait à la notion de « système ».  On a fini par penser que Nietzsche incarnait une pensée individualiste, égoïste et immorale: il aurait été cet adorateur de la pure force ayant une haine pour tous ceux qu’il qualifiait de «faibles» et «mesquins». Malgré le travail de philosophes comme Derrida ou Deleuze à partir des années cinquante, la déformation de la pensée nietzschéenne est encore prégnante aujourd’hui et continue d’influencer des formes de néonazisme et antisémitisme – mais aussi de machisme. Accordons un peu de crédit à ce moraliste brillant et novateur et déconstruisons ces mythes et caricatures qui l’entourent.

         L’erreur malsaine de courants comme le fascisme ou le nazisme des années trente a consisté à trouver dans sa figure d’autorité une justification de leur mal.  C’est la récupération actuelle par la politique qui nous fait interroger l’image que l’on peut avoir du philosophe. Que peut-on vraiment apprendre de Nietzsche, au-delà des opinions extrêmes que l’on retient de lui ? Il faut en revenir à une interprétation délibérément nuancée et paradoxale pour en redécouvrir la saveur.

La récupération totalitariste

       Si l’on ne peut omettre la dimension fortement politique de ses écrits, on se doit d’abord d’éloigner partiellement sa pensée des totalitarismes qui l’ont récupérée, en répondant par un premier aphorisme : « (L’Etat) ment froidement, et voici le mensonge qui sort en rampant de sa bouche : moi l’Etat je suis le peuple »1Ainsi parlait Zarathoustra, Friedrich Nietzsche, 1885. Le socialisme d’Etat tel qu’il existait avec Hitler aurait été pour lui la forme la plus totale de la destruction de l’individu en exigeant une servilité absolue. Certes, Nietzsche ne se cache pas lorsqu’il valorise la force guerrière ou légitime la violence, mais il a au moins le mérite d’éviter la fausse hypocrisie des ‘guerres justes’. 

    On ne peut pas non plus lui faire le cadeau d’être le seul responsable des lubies meurtrières de Hitler. A la bassesse des assassinats de masse, Nietzsche préférait encore la noblesse du chevalier. Surtout, l’appropriation nazie est trompeuse car l’affirmation de l’inégalité entre les hommes ne s’appliquait pas pour exprimer la supériorité du peuple allemand, comme l’a interprété Hitler. Au contraire, il méprisait passionnément « l’esprit allemand » tout en adorant les Français, et plus largement les méditerranéens. Notons qu’il n’a jamais transposé cette inégalité aux races, donc l’admettre entre des Allemands et des juifs qui leur seraient inférieurs est une déformation mensongère de ses textes. On a longtemps accusé Nietzsche d’un antisémitisme virulent, puisque le nazisme s’est appuyé sur des passages de Ainsi parlait Zarathoustra, très critique des prêtres juifs. Ce serait omettre que pour lui, la supériorité intellectuelle du peuple juif n’a d’égal que le peuple romain. L’antisémitisme reste pour lui une forme absolue de la bêtise dégoûtante, surtout quand il est tiré de ses propres œuvres. Même s ‘il reste appuyé sur des clichés comme celui du juif riche, il les utilise pour valoriser un peuple fort et important pour l’avenir de l’Europe.

Une haine profonde de la médiocrité

       Nietzsche affirmait fermement l’inégalité entre les hommes : les soutiens de la démocratie l’ont donc souvent rejeté catégoriquement. Il faudrait expliciter que sa version de l’homme exceptionnel ne pouvait être asservi à ce qu’il nommait la masse, mais ne pouvait pas non plus tomber dans le despotisme, encore plus méprisable. Ce qu’il critiquait dans la civilisation de son époque, c’était la morale plate, où la grandeur et la noblesse d’âme caractérisaient seulement des privilégiés devenus coupables d’accéder à ce luxe-là. Son nihilisme2Le nihilisme affirme l’absence de transcendance divine et d’absolu. S’il regroupe des réalités extrêmement diverses, il se fonde généralement sur la négation de toute référence extérieure à l’homme: il n’y a pas de Dieu, donc l’homme ne peut plus trouver de justification divine pour donner à sa vie un sens ou une raison d’être. avait bien deux faces : Il affirmait la mort de Dieu, mais s’opposait à la décadence occidentale et hédoniste sans valeurs. C’est donc aussi la médiocrité généralisée qu’il haïssait, lui inspirant des poèmes comme « Les chants du prince Vogelfrei » (littéralement, le prince-oiseau qui se libère de la loi).

         Ce refus s’incarne dans sa haine de la morale bourgeoise et dans la « volonté de puissance » qui a été maintes fois déformée et articulée à un grand immoralisme3L’immoralisme est défini par Nietzsche comme une sortie de la morale basse et commune pour penser hors du cadre binaire du Bien et du Mal. Il y aurait deux façons d’être « immoral »: la première consiste à affirmer que la morale est un masque cachant les passions qui guident l’homme tandis que la deuxième – celle de Nietzsche – rejette l’hypocrisie de la morale car elle empêche l’homme d’être authentique.. Aucun intellectuel qui s’est penché sur l’œuvre de Nietzsche ne peut nier la proclamation de l’individualisme et de l’égoïsme, du mépris de l’humilité et de la faiblesse chrétiennes. Toutefois, il demeure un moraliste, certes désillusionné. Son outrage à la morale pesante et contraignante s’articule toujours à la soif d’une morale bien supérieure, d’un dépassement de soi par la construction de valeurs propres et l’acceptation de son destin pour devenir maître, libre et heureux.

          C’est ce même combat qui l’oppose à la morale chrétienne, caractérisée par la pitié et la compassion, mais explicitons. Contre une pitié qui amoindrirait l’homme en le poussant à éviter toute souffrance ou en le consolant par la valorisation d’un « développement personnel» tourné vers soi, il oppose un amour et une pitié qui s’adressent à ceux qui ont osé affronter les épreuves pour s’élever et s’accomplir. Ce qui animait Nietzsche, c’était bien la recherche d’une élévation sans divinité, que l’on caricaturait par la figure du surhomme en oubliant que cette élévation tendait vers la Beauté. Il a pensé le surhomme tout en restant éternellement fasciné par un Dieu qu’il nommait tour à tour « seul compagnon » ou « grand ennemi ». Il se voulait à la fois antéchrist – le modèle de Jésus inviterait à une vie de souffrance et de répression des plaisirs – et mystique, détenteur de la vérité sur l’humanité débarrassée de contraintes illusoires. 

     Lire Nietzsche, entendre encore les échos de son influence, c’est ainsi danser sur une fine crête le « long des abîmes »4Le Gai Savoir, appendice : Chants du Prince « Vogelfrei » que sont les caricatures extrêmes d’une parole complexe et essentiellement paradoxale. Il refusait « les arrière-mondes », fausses réalités idéelles du platonisme et du christianisme, mais ne s’accordait pas non plus avec son monde contemporain. Une vague tristesse nous prend peut-être alors en saisissant que sa volonté de se libérer de Dieu, de la morale, de la médiocrité l’a laissé dans une profonde solitude, qui est celle aussi de sa folie finale… Reconnaissons le courage de cet homme aux mille pensées, souvent terribles, parfois éclairantes. Peut-être pourrons nous alors admettre que nos interprétations de Nietzsche sont trop souvent trompeuses et décontextualisées.

Illustré par Myriam Kebbati

Avatar

Violette Charachon