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De l’importance des radicaux (1/2) : Faire battre le cœur de la démocratie

De l’autre côté de l’Atlantique, la campagne des primaires démocrates pour l’élection présidentielle de 2020 a vu la montée en puissance de Bernie Sanders — avant que Joe Biden ne parvienne à ressurgir et l’emporter. Si le candidat de 78 ans n’a pas gagné son pari, il a cependant réussi à inquiéter nombre de nos amis américains. Ou plus précisément, c’est sa radicalité qui inquiétait. Bernie Sanders, autoproclamé « democratic socialist » — dans un pays où le socialisme demeure un terme honni — était accompagné d’un programme détonnant. Sécurité sociale, réduction du budget militaire, taxation progressive et plus élevée pour les plus aisés figuraient ainsi parmi ses propositions . En bref, selon les critères américains et les propres mots de Sanders, une « révolution politique ».

Ces promesses ambitieuses se sont trouvées en phase avec les aspirations d’une grande partie de la population, lassée de la montée des inégalités et se sentant abandonnée par le reste de l’échiquier politique. Pourtant, les adversaires les plus virulents de l’éternel outsider se trouvaient au sein de son propre parti, répétant avec insistance qu’un tel extrémiste n’avait aucune chance de gagner et que sa nomination signerait l’arrêt de mort du Parti Démocrate en 2020. Car c’est bien là l’argument principal qu’on oppose aux radicaux, à travers le globe et les différents régimes : avec de telles idées, qui ne peuvent gagner, ils sont dangereux non seulement pour leur camp mais aussi et surtout pour l’ordre politique existant — ce qui relève de la lapalissade, puisque c’est là précisément la raison d’être de ces avatars politiques singuliers. Cependant, en résumant la politique à une simple vision utilitariste (gagner/perdre), les partisans du pragmatisme roi sont incapables de saisir ce qui fait l’importance réelle des radicaux.

Avant toute chose, attribuons à ce terme une définition claire, tant la tentation est grande de catégoriser ainsi tous ceux qui s’éloignent un peu trop de notre entourage immédiat sur le spectre politique. Les radicaux sont ceux qui prônent de vastes changements structurels et profonds, et qui proposent un regard véritablement nouveau sur divers enjeux. Très simplement.

Il est nécessaire de distinguer ce mot de l’extrémisme : ce dernier est une doctrine abstraite, absolue, sans compromis, et refuse toute contradiction que pourrait lui opposer la réalité. L’extrémisme prône une solution parfaite et universelle, qui doit être atteinte à tout prix en supprimant l’obstacle que constitue l’ordre établi. Au contraire, la radicalité est adaptée au contexte, et ne prétend pas être absolue : les bouleversements qu’elle prône visent à remédier à des problématiques actuelles, et s’inscrivent généralement dans l’histoire particulière du système dans lequel elle s’est formée et évolue — Bernie Sanders a ainsi bien conscience qu’il ne serait pas considéré comme radical dans la plupart des pays européens. Il peut arriver que radicalité et extrémisme se confondent, mais les utiliser de façon interchangeable serait faire preuve soit de paresse intellectuelle, soit de mauvaise foi.

         Le radical ne peut se concevoir qu’en opposition à la modération et au statu quo, qui aboutissent invariablement à une certaine routine politique lorsque laissés à eux-mêmes — il suffit de penser au relatif consensus économique qui s’était établi en France entre droite et gauche dans les années 1990. C’est cette routine que le radicalisme sert à combattre, en ramenant des sujets oubliés, souvent cruciaux, au cœur du débat. Et c’est précisément grâce à sa virulence, si souvent décriée, qu’il agit comme un seau d’eau froide — le radicalisme écologique de Greta Thunberg a ainsi joué ce rôle dans une bonne partie des pays de l’OCDE. Sans radicaux, la démocratie est condamnée à un centrisme permanent, qui ne peut que s’enliser et aboutir à un consensus mou, de façade. Toute pensée qui ne trouve pas de contradicteur devient incapable de se remettre en question et de s’emparer des sujets importants. Peu importe si l’on adhère au radicalisme ou si l’on est celui-là même qu’il dénonce, il s’agit de faire battre le cœur de la démocratie. Le débat, la dispute : là se trouve l’essence même d’une vie politique saine, et les radicaux la revitalisent, qu’ils aient raison ou non. Car leurs revendications ne viennent jamais de nulle part ; elles sont toujours l’incarnation d’un malaise, d’une faillite du fameux « système » — l’adversaire générique par excellence d’une doctrine s’embarrassant rarement de nuances, mais qui se révèle souvent être plus qu’un simple épouvantail.

Le radicalisme est essentiel dans la vie de toute démocratie, en cela qu’il permet de réveiller les consciences.

Les radicaux sont par définition les marginaux de la vie politique. En demeurant en-dehors d’un système politique — que ce soit parce qu’ils refusent d’y entrer ou parce qu’ils n’y sont pas invités —, ils ont la possibilité d’apporter un point de vue extérieur, de prôner des changements structurels véritables et non pas seulement de façade. C’est là la grande vertu de la marge : le recul. Il est difficile d’en faire preuve face à un statu quo dont on est issu, face à un système de pensée dominant auquel on appartient.

Prenons un exemple. L’un des facteurs majeurs de l’ascension de Marine Le Pen lors de l’élection présidentielle de 2017 était sa position — radicale —sur l’Union européenne. Que l’on soit européiste ou eurosceptique, la France aurait dû engager une discussion sur l’Europe depuis longtemps. La question n’est pas de savoir si l’on est « pour ou contre » l’Europe — à vrai dire, le contexte géopolitique contemporain ne nous laisse plus vraiment le choix —, mais si l’on approuve la manière dont la construction européenne s’est faite : par le haut, souvent sans le peuple, en balayant d’un revers de main les tensions et contestations. Nul doute que si ce débat nécessaire s’était tenu dès 2005, au lendemain de l’échec du référendum sur le traité constitutionnel européen, nous n’aurions pas eu à endurer 15 ans de marasme pour enfin assister à une ébauche de renaissance de l’intégration européenne. Le Front National (aujourd’hui Rassemblement National), en addition à d’autres positions, a été choisi par beaucoup comme vecteur pour porter ce sujet sur la place publique. Il est possible de tenir un débat sur ces thématiques sans être d’accord avec ceux qui les portent ; il faut le tenir.

         Il ne s’agit pas de nier les dangers du radicalisme, qui sont bien réels lorsque celui-ci ne rencontre ni questionnement ni contrepoids. Mais le radicalisme est essentiel dans la vie de toute démocratie, en cela qu’il permet de réveiller les consciences — aux Etats-Unis, l’extrême-droite du président Trump donne un nouveau souffle à la gauche, qui est forcée de prendre conscience de la réalité après plusieurs décennies d’endormissement, de se saisir des enjeux pressants d’aujourd’hui et d’enfin s’assumer.

Le radicalisme n’est pas condamné à demeurer à l’écart. Il peut triompher lorsque ses idées sont pertinentes, lorsque le système contre lequel il s’élève refuse le dialogue sur les thématiques qu’il défend, et que la population est convaincue que ces enjeux sont centraux. Cependant, lorsqu’un mouvement radical parvient à accéder au pouvoir et réussit à être pérenne — ce qui n’est pas toujours le cas, comme la triste expérience de la présidence Allende au Chili nous l’a enseignée —, il tend à s’assagir pour construire un nouveau statu quo autour de lui : le parti radical, courant d’extrême-gauche sous la monarchie de Juillet et le Second Empire, devient rapidement le représentant de la stabilité politique sous la IIIème République naissante, qui adopte la majeure partie de ses revendications.

Car ce qui est considéré comme radical est toujours relatif, aussi bien géographiquement que temporellement, et peut servir à recentrer l’échiquier politique — du point de vue de beaucoup d’Européens, c’est ce qui se passe aux Etats-Unis avec la « gauchisation » du Parti Démocrate, qui se serait auparavant plutôt situé au centre-droit d’un système politique comme celui de la France ou du Danemark. Pour que le radicalisme puisse jouer son rôle, l’important est d’avoir une démocratie institutionnellement solide, qui ne cède pas au premier coup de boutoir venu. Tout l’apport des radicaux provient précisément de cette friction constante, sur le long-terme, entre un ordre établi et une contestation avide de bouleversements de grande ampleur. Mais encore faut-il que cette friction puisse s’exercer à l’abri des graves risques institutionnels qu’a pu connaître le XXème siècle — du coup d’Etat à l’implosion d’un régime démocratique.

         Le radicalisme n’est jamais une idéologie complètement rationnelle, et s’appuie nécessairement sur une part d’émotion brute. Mais les radicaux peuvent rationaliser la démocratie en la ramenant de force aux réalités.

Rendez-vous la semaine prochaine pour la seconde partie de ce diptyque :

De l’importance des radicaux (2/2) – le droit de rêver

Martin Terrien

Martin Terrien

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Ancien président de KIP (2020-2021) et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Former president of KIP (2020-2021) and regular contributor.