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Entretien avec M. Gérard Larcher, Président du Sénat – Partie I

Élu en 2020 pour son quatrième mandat de Président du Sénat français, plusieurs fois ministre, « ténor » des « Républicains » : les titres sont nombreux pour qualifier M. Gérard Larcher, qui nous a fait l’honneur d’accepter nos sollicitations dans le cadre du Projet présidentielles de KIP. Nous vous proposons donc un entretien politique d’anthologie, avec un pilier de notre démocratie. Pour faire durer le plaisir, cet entretien sera divisé sous la forme d’une série de deux articles. Voici le premier, consacré à la place et au rôle du Sénat dans la politique française.

La place et le rôle du Sénat dans la vie politique française

Julien Vacherot : Pouvez-vous présenter brièvement le rôle du Sénat dans la vie politique du pays ?

 Gérard Larcher : C’est une assemblée parlementaire qui exerce deux missions principales. En premier lieu, elle vote la loi, en mesure le suivi, notamment le suivi réglementaire. Mais en dernière lecture, pour les lois ordinaires, c’est l’Assemblée nationale qui a le dernier mot. Lorsque l’on regarde la statistique récente, les deux chambres n’ont pas la même majorité politique, mais 70 % des textes ont été adoptés conjointement par l’Assemblée nationale et le Sénat. Et ce, en retenant dans le texte définitif  beaucoup d’amendements du Sénat. Nous jouons un rôle de réécriture, de stabilisation des textes, indispensable à l’intelligibilité de la loi ainsi qu’à sa sécurité juridique.

Le deuxième élément est majeur : notre rôle de contrôle de l’action du Gouvernement par les missions d’information et les commissions d’enquête, dont un certain nombre ont marqué la vie politique. Il y a eu notamment les commissions d’enquête sur l’affaire Benalla, sur l’accident industriel de Lubrizol, ou encore une mission d’information sur l’état des ponts en France après l’accident de Gênes. Il y a actuellement deux commissions d’enquête, notamment une sur le rôle des cabinets de conseil dans l’élaboration des politiques publiques. Nous avons donc bien un rôle de contrôle. 

Par rapport à l’Assemblée nationale, nous avons une spécificité : la représentation des collectivités territoriales. Dans les lois ordinaires, c’est l’Assemblée nationale qui, en cas de désaccord persistant, doit trancher. Ce fut le cas sur la question du passe vaccinal, même si beaucoup d’amendements du Sénat furent repris par les députés – comme l’obligation seulement à partir de seize ans, la diminution des amendes…  S’agissant des projets de loi ayant pour principal objet l’organisation des collectivités territoriales, le Sénat est le premier lecteur. Pour les lois constitutionnelles, notre pouvoir est égal à celui de l’Assemblée nationale. Le Président de la République s’en est rendu compte lors de la réforme de la constitution en 2017-2018. Nous étions attachés à la territorialité de la représentation parlementaire : il n’était pas question que la Lozère ait un demi-sénateur ou un demi-député ; il n’était pas question que l’espace rural soit sous représenté ; il n’était pas question que la Nouvelle-Calédonie ou que la Polynésie Française n’aient qu’un seul sénateur pour des raisons ethniques et territoriales évidentes. Nous ne nous sommes pas mis d’accord, et il n’y a pas eu de référendum. Deuxième exemple : après l’engagement pris par le président de la République devant la convention citoyenne au sujet de la question climatique, nous étions d’accord sur le principe de l’urgence climatique mais pas sur le mot « garantit » qui était dans le projet de loi constitutionnelle. C’était donner une latitude excessive au Conseil constitutionnel et au juge. Nous avons donc exprimé notre désaccord et la réforme n’a pas abouti. Le président de la République doit aujourd’hui en être plutôt heureux, lui qui a opéré un demi-tour sur le nucléaire.

J.V. : En quoi le Sénat se démarque de l’Assemblée nationale, plus connue du grand public ? Comment expliquer la méconnaissance du Sénat au sein de la population ?

G.L. : Je vous renvoie à un sondage paru dans Le Figaro faisant référence à une étude du CEVIPOF : ceux qui ont la plus grande confiance de nos concitoyens, ce sont les élus municipaux. Celui qui en a le moins : le Gouvernement. Cela pose un problème majeur pour notre démocratie. Nous sommes dans une société où morosité et méfiance sont devenues des sentiments partagés, les études récentes le montrent. Un peu au-dessus du Gouvernement, il y a, dans ce classement, l’Institution présidentielle, puis l’Assemblée nationale, puis le Sénat. Si le Sénat progresse (pas encore assez, nous y travaillons), je pense que cela est lié à la manière d’être un contrepouvoir, de ne pas faire partie du bloc majoritaire. Mais je crois que nous sommes moins connus du fait de notre modèle électoral : le suffrage universel indirect. Paradoxalement, en ce moment, notre mode électoral contribue au retour de la confiance. Nous sommes les élus d’un réseau de 550 000 élus locaux, élus essentiellement dans des élections municipales : 95 % de notre corps électoral est issu des conseils municipaux. Les citoyens n’ont donc pas l’impression d’avoir participé à mon élection et pourtant ils y ont indirectement contribué. Il faut mieux faire ressentir aux citoyens notre rôle comme balancier stabilisateur des Institutions, mais aussi comme une Institution où les clivages sont beaucoup moins marqués qu’à l’Assemblée nationale. Il peut y avoir des débats vifs, mais le Sénat n’est jamais un lieu d’affrontement pour l’affrontement. Dès ma réélection, en septembre 2020, j’ai donné comme objectif que le Sénat ait plus de lisibilité, de visibilité et de transparence. Nous avançons et les 348 Sénateurs y participent activement. 

Nous avons assisté, depuis dix ans, à une hypercentralisation du pouvoir : tout est vertical, comme en témoigne la pratique du conseil de défense. Nous sommes, justement, un « empêcheur de tourner tout seul » – non pas de « tourner en rond » – puisque nous exigeons d’être consultés. Par exemple, durant la pandémie, nous avons voté les lois d’urgence, du moins la plupart.  Nous y sommes favorables, mais nous sommes à chaque fois très attentifs aux libertés individuelles, aux libertés collectives, à la proportionnalité. D’ailleurs, le Conseil constitutionnel vérifie la nécessité et la proportionnalité de ces atteintes aux libertés. Qui aurait imaginé il y a cinq ans que l’on vous demande le passe sanitaire pour rentrer dans un restaurant ? Donc, méfions-nous de ne pas nous habituer à la perte de nos libertés. Cela peut être dangereux. 

Il faut donc comprendre qu’au Sénat, on ne dit jamais « oui par discipline partisane » et jamais « non par dogmatisme ».

Pauline Haritinian : Quelles sont exactement vos fonctions en tant que Président du Sénat ? 

G.L. : D’abord, assurer l’organisation des débats, le fonctionnement de l’Institution, et garantir le droit de chaque groupe à un égal accès. C’est un sujet particulièrement important. Je ne suis pas le président de la majorité. Certes, je suis élu par la majorité, mais, au moment qui suit l’élection, je tiens à servir tous les groupes. C’est pour moi très important, et nous avons d’ailleurs modifié le règlement après l’élection de 2014 pour mettre en œuvre la lettre et l’esprit de la modification constitutionnelle du Président Sarkozy qui a d’une part permis plus de commissions d’enquêtes, et qui d’autre part reconnait les droits des groupes minoritaires ou d’opposition. C’était déjà dans la culture du Sénat, mais il fallait la renforcer encore. Mon rôle est bien sûr également de présider les séances. 

Mais j’ai un deuxième rôle : la relation avec le Gouvernement, avec le président de l’Assemblée nationale et avec le Président de la République. Il y a des décisions que le Chef de l’État ne peut pas prendre sans avoir consulté successivement les Présidents de l’Assemblée nationale et du Sénat : sur le droit de dissolution, sur la révision constitutionnelle… Il y a également des nominations sur proposition du Président du Sénat. Je dois en février procéder à la nomination d’un des membres du Conseil constitutionnel. Sur les neuf membres qui composent cette institution : trois sont nommés par le Président de la République ; trois par le Président de l’Assemblée nationale ; trois par le Président du Sénat. 

Un autre rôle particulier : notre relation avec les collectivités territoriales. Un exemple, nous avons créé, en 2018 à Marseille, « Territoires unis », un collectif rassemblant département, régions et communes. Je suis l’interlocuteur de la relation avec les territoires. Ce n’est pas inscrit dans la Constitution, mais c’est un rôle de fait. 

La Constitution a aussi prévu qu’en cas de crise majeure, de départ, décès ou longue indisponibilité du Président de la République, ce soit le Président du Sénat qui occupe temporairement ces fonctions. D’ailleurs, Alain Poher a exercé ces fonctions deux fois, ce qui nous donne un statut protocolaire particulier. Mais j’espère qu’un tel événement n’arrivera jamais. Ce fut pensé dans une volonté des rédacteurs de la Constitution de 1958 de ne pas reproduire les erreurs de la fin de la IIIe République. Le Général De Gaulle redoutait ces événements, qui ont conduit, dans un théâtre de casino, à proclamer la fin de la République et la naissance de l’État français. C’est donc un principe de continuité qui garantit la stabilité de nos institutions. Cette fonction de Président par intérim s’exerce toutefois dans une durée limitée et en excluant la possibilité de dissoudre l’Assemblée nationale et d’organiser un référendum. 

P.H. : Le fonctionnement des élections au Sénat, renouvelé par moitiés, est-il un garant du contrepouvoir exercé par cette Assemblée ?

G.L. : Tout a été bouleversé profondément par la réforme du quinquennat. L’élection législative qui suit, dans la concordance des calendriers, fait qu’elle est la réplique sismique de l’élection présidentielle. Nicolas Sarkozy est élu, il dispose d’une très large majorité ; de même pour François Hollande et Emmanuel Macron. Dans les faits, la seule élection qui ne procède pas de l’élection présidentielle, c’est l’élection sénatoriale. Il y a eu, au Sénat, une alternance entre 2011 et 2014 : les socialistes étaient majoritaires dans les conseils municipaux de ce pays, et il était logique que je sois battu ; cela montre que l’alternance existe. Nous avons une élection municipale, et les choses s’inversent, en 2014. Je me représente et je suis réélu. Arrive 2017, sur la base du corps électoral de 2014, si ce n’est l’issue des élections présidentielles et législatives, avec la majorité massive du Président de la République : certains pensaient que ce serait très dur de conserver la Présidence et pourtant, je n’ai jamais eu une telle élection ! Cela signifie peut-être aussi que les conseils municipaux « ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier ». En 2020, les élections municipales sont plus balancées, mais se maintiennent deux forces politiques fortes : les Socialistes d’un côté et les Républicains et Centristes de l’autre. Pourtant, l’élection sénatoriale renforce encore la majorité au Sénat, et avec plus de 70 %, ma réélection a dépassé les clivages partisans. La réforme du quinquennat a donc, dans les faits, renforcé notre rôle de contrepouvoir. J’ajouterais que, même auparavant, je pense à 2008 et 2011, lorsque nous étions de la même couleur politique que l’Assemblée nationale, nous exercions un contrepouvoir.

Si la personnalité de M. Gérard Larcher vous a passionné, ce qui fut notre cas lors de notre trop courte rencontre, nous vous invitons dans une semaine pour la suite de cet entretien.

Illustré par Myriam Kebbati

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.

Julien Vacherot

Julien Vacherot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Chief Editor of KIP, interviewer and regular contributor.

Pauline Haritinian

Pauline Haritinian

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Double diplôme avec l'ISAE Supaero. Membre de KIP, réalisatrice de vidéo et intervieweuse.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024).
Member of KIP, member of the video pole and interviewer.