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Entretien avec Grégoire Cazcarra et François Mari, fondateurs de l’application Elyze

Elyze. Un nom qui évoque celui du palais tant convoité par les candidats qui se multiplient depuis les derniers mois. Une multiplication telle qu’il est difficile pour les citoyens de faire un choix éclairé, fondé sur une analyse approfondie des propositions des différents candidats. Cette application, imaginée par deux étudiants, a justement pour but de lutter contre l’abstention en contribuant à la lisibilité et la publicité des programmes des différents candidats. Son format, ludique, vise notamment à convaincre les jeunes, champions de l’abstention, en reprenant les codes d’applications de rencontres comme “Tinder”. 

KIP vous propose aujourd’hui une rencontre avec ces deux jeunes engagés au succès difficile à nier (l’application a séduit en quelques semaines plus d’un million d’internautes), qu’ont eu la chance d’interviewer deux rédacteurs: Julien Vacherot et Mathias Herse.

Le projet

Mathias Herse : Comment vous est venue l’idée du projet Elize ? Quelle quantité ou durée de travail celui-ci a-t-il représenté ? 

Grégoire Cazcarra : Nous avons commencé à travailler sur cette application en octobre 2021, qui répond à une volonté, pour la trentaine de bénévoles du mouvement “Les engagés” que je préside, d’intéresser un maximum de jeunes à cette élection et de les convaincre d’aller voter. Nous voulions créer un outil qui permettrait de rendre l’élection accessible au plus grand nombre. D’où Elyze, qui a été conçue comme une sorte de “Tinder” de la présidentielle, en se réappropriant les codes des applications de rencontres populaires au sein de notre génération, mais aussi en mettant en lumière de manière égalitaire les programmes des différents candidats. Le premier objectif est de lutter contre l’abstention des jeunes : l’abstention augmente presque mécaniquement élection après élection depuis plusieurs années. Elle a battu des records lors des régionales et des départementales de juin 2021, où près de neuf jeunes sur dix ne sont pas allés voter. C’est vraiment en réponse contre l’abstention que nous avons imaginé cet outil, même si on se rend compte, avec enthousiasme, que l’application plaît aussi à nos parents et nos grands-parents, qu’elle peut aussi réconcilier les générations. C’est une jolie victoire. 

Julien Vacherot : Aujourd’hui votre application est classée première sur les principales plateformes de téléchargement (Apple Store, Google Play…) Vous y attendiez-vous ? Comment expliquez vous un tel succès ?

G.C. : Clairement, nous ne nous attendions pas à un tel succès. On est à plus d’un million de téléchargements en un peu plus de deux semaines, ce qui est inattendu. Un tel succès implique de grandes responsabilités, et nous sommes, avec notre équipe de bénévoles, en train d’améliorer aussi bien les propositions que l’aspect technique. Mais, encore une fois, c’est un succès auquel nous ne nous attendions pas du tout. 

M.H. : Quelles sont les prochaines étapes ou évolutions de votre projet ?

G.C. : Notre priorité est de corriger les “bugs” et autres petites faiblesses de l’application. Nous allons aussi devoir actualiser les propositions au fur et à mesure de la campagne et au fur et à mesure que les candidats dévoilent eux-mêmes de nouvelles propositions. Nous modifierons d’ailleurs la liste des candidats si certains se déclarent ou d’autres se retirent. Nous voulons que l’application accompagne la campagne, qu’elle évolue en fonction de l’actualité. C’est notre première priorité. Potentiellement, nous aimerions ajouter d’autres fonctionnalités dans les prochaines semaines : des fonctionnalités pédagogiques pour expliquer davantage les enjeux de cette élection, et des fonctionnalités qui permettent une meilleure interactivité entre les utilisateurs. Cette réflexion est en cours.

J.V. : Utiliserez-vous les données récoltées pour publier des intentions de vote ? Seraient-elles, selon vous, représentatives concernant la prochaine élection ? 

G.C. : Au sujet des données, sujet objectivement important, elles sont anonymes ; nous ne connectons ni nom, ni prénom, ni adresse mail, ni numéro de téléphone, ni géolocalisation. Deuxième point, ces données sont facultatives : trois informations au total sont demandées – le code postal, la date de naissance, et le genre. Si vous ne souhaitez pas les renseigner, passez l’étape et bénéficiez quand même des fonctionnalités de l’application. Enfin, aucune donnée ne sera vendue ou transmise à une équipe de campagne, à un parti politique, ou à quelque formation partisane que ce soit. Elyze est neutre depuis le premier jour et elle a vocation de le rester jusqu’à la fin de cette campagne. Plus largement, nous avons été vigilants à construire cette neutralité d’un point de vue algorithmique, technique, mais aussi dans la rédaction des propositions des candidats : tout est mis en oeuvre pour que les candidats soient sur un pied d’égalité et qu’il n’y ait aucun biais qui vient favoriser ou défavoriser les candidats. 

L’engagement des jeunes en politique

M.H. : Depuis les dernières élections, les jeunes sont souvent pointés du doigt pour leur abstentionnisme lors des différentes élections, comment expliquez-vous cette situation ? 

François Mari : Je pense que les jeunes ne sont en général pas désintéressés des enjeux actuels. Ils sont conscients des enjeux importants, mais ils n’utilisent plus les outils mis à leur disposition par les institutions. Les jeunes se mobilisent différemment. Nous avons voulu reconnecter notre génération aux anciennes institutions. 

G.C. : J’ai écrit un livre il y a quelques mois, Générations engagées : j’y explique que les structures traditionnelles d’engagement sont victimes d’un essoufflement, et que l’on assiste, parallèlement, à une nouvelle forme d’engagement, que ce soit dans la rue, sur les réseaux sociaux, ou encore par les associations. Si on veut réconcilier les jeunes avec la politique, il faut aller parler aux jeunes là où ils sont, notamment en ligne. C’est pour cela que nous voulions créer une plateforme qui soit ludique sur la forme, exigeante sur le fond, et qui puisse intéresser aussi bien les jeunes éveillés à la politique que les autres, quels que soient leur sensibilité partisane, leur parcours personnel, leur appétence vis-à-vis de la politique. Et ce, au-delà de notre seule génération.

M.H. : Cette application est-elle connectée au mouvement des Engagés, créé justement par Grégoire l’année dernière pour réconcilier les jeunes avec la politique ? Est-ce une victoire pour ce mouvement ?

G.C. : J’ai effectivement créé “Les engagés” en 2017, au lendemain d’élections législatives déjà minées par l’abstention. J’étais en terminale ; je n’avais pas encore le droit de vote, mais je voyais bien que mes amis et camarades ne s’intéressaient pas forcément à la politique, ou étaient dans une logique de défiance vis-à-vis de la politique. Avec mes amis bordelais, nous avons voulu imaginer un nouveau mouvement par et pour les jeunes qui puisse reconnecter notre génération aux enjeux de société et à l’engagement citoyen. Depuis bientôt cinq ans, nous intervenons dans plusieurs villes en France, à la fois dans les lycées, les universités. Nous organisons des débats, des conférences, des visites de lieux institutionnels, et, plus largement, des rencontres avec des acteurs de la vie publique. Cela peut être des élus de tous bords partisans, des entrepreneurs, des artistes, des dirigeants associatifs. J’ai aussi fondé, à la rentrée, “A voté”, la première ONG française dédiée à la lutte contre l’abstention, et qui a récemment mis en place un chatbot pour faciliter les démarches électorales. 

Oui, Elyze s’inscrit dans un continuum vis-à-vis de nos précédents engagements. La dynamique est la même : réconcilier la jeunesse française avec la politique et les urnes. Et nous espérons convaincre un maximum de jeunes d’aller voter en avril. Si, grâce à Elyze, un maximum de jeunes qui n’avaient pas prévu d’aller voter décident finalement de le faire, nous aurons atteint notre objectif. 

J.V. : Avez-vous, suite à la mise en ligne de cette application, été contactés par les équipes de campagne de certains candidats ? 

G.C. : Oui, les équipes de campagne sont au courant de notre initiative. L’application circule beaucoup dans l’ entourage des différents candidats, aussi bien à gauche qu’à droite du spectre politique, ce qui est cohérent avec notre impératif de neutralité. Ensuite, nous veillerons, d’une part, à ne pas être instrumentalisés, donc à respecter cette neutralité à chaque étape de la construction de l’application. Puis, par ailleurs, nous mettrons en place un lien avec les différents partis pour leur permettre d’avoir un droit de regard sur les propositions ajoutées à l’application. Nous gardons la main sur le contenu éditorial, mais les partis politiques pourront nous signaler d’éventuelles imperfections ou erreurs. Le même système sera mis en place, de façon égalitaire et transparente, pour chaque équipe de campagne. S’en empareront toutes celles qui le souhaiteront. 

M.H. : Selon vous, qui vous êtes beaucoup intéressés à la question de l’engagement des jeunes en politique, quelle est l’aspiration politique la plus profonde chez les jeunes ? 

F.M. : Le principal point, c’est que beaucoup de jeunes ne se sentent pas représentés, du fait, notamment, d’une méconnaissance des institutions. A mon avis, il y a un vrai souci d’éducation civique au collège et au lycée. Par ailleurs, la politique ne parle pas directement aux jeunes : il y a un manque de communication aussi bien du gouvernement que, plus généralement, des parlementaires. Ces deux points font que la jeunesse ne se sent pas représentée en France. 

G.C. : En termes de revendications politiques, je pense que l’impératif très fort de notre génération, en lien avec cette crise de la représentativité, est un impératif de participation. Les jeunes ne veulent pas simplement aller voter une fois tous les cinq ans et faire profil bas jusqu’à la prochaine élection. Le vote doit cesser d’être conçu comme un acte ponctuel, immédiat et sans lendemain, mais doit être intégré dans un continuum d’actes qui forment la vie citoyenne. Cela suppose des mécanismes de démocratie participative plus ambitieux. Par exemple, à l’échelle locale, je suis partisan des budgets participatifs qui permettent aux habitants d’une commune de soumettre des propositions et de voter eux-mêmes pour la proposition retenue. On peut imaginer des dispositifs similaires à une plus grande échelle. On voit aussi l’appétit des jeunes pour des outils technologiques citoyens indépendants comme Elyze. Il y a donc une aspiration profonde à participer, se faire entendre, avoir un impact concret dans la mise en œuvre des politiques publiques. Et ce, pas uniquement en période électorale, mais, plus largement, sur le temps long, dans la vie de la cité. C’est un dénominateur fort. 

Un deuxième, qui n’est pas sans lien : l’aspiration à une forme de confiance. Il y a aujourd’hui le sentiment que les politiques ne sont plus en capacité de “changer la vie”, comme le disait Mitterrand. En tout cas, d’avoir un impact concret sur nos vies quotidiennes. Il faut donc être transparents sur le fonctionnement de nos institutions, être clairs sur le rôle que jouent concrètement les responsables publics. Cela dans le but de contribuer, in fine, à ce que chaque jeune se rende aux urnes, comprenne son vote et incite son entourage à aller voter. 

Nous devons donc faire un travail de pédagogie. Nous avons vu, lors des dernières élections, que l’abstention était en grande partie due à un manque de pédagogie. Comment distinguer les compétences concrètes d’un département et celles d’une région ? C’est une responsabilité qui incombe aux médias, aux pouvoirs publics et aux responsables politiques eux-mêmes. C’est un rôle que les citoyens comme nous peuvent aussi jouer. C’est un travail collectif qu’il va falloir accélérer dans les prochaines années.

Limites 

J.V. : Certains ces derniers jours ont critiqué l’application, jugeant utopique de mettre sur le même plan tous les candidats quelles que puissent-être leur chance aux prochaines élections. Pensez-vous aujourd’hui qu’on puisse voter uniquement avec son cœur et négliger l’existence d’un vote raisonnable ou utile ?

F.M. : Je pense que chaque personne peut faire son choix sur l’ensemble des candidats. Maintenant, ce qu’on a fait nous, c’est miser avant tout sur les idées plutôt que sur le reste et ce qu’on a intégré à l’application, c’est les propositions de tous les candidats. Pas toutes évidemment puisqu’on a fait une sélection. 

G.C. : Encore une fois, on a conçu Elyze comme un outil citoyen parmi tous les autres dont peuvent s’emparer les électeurs au moment de faire leur choix. On prétend pas donner une consigne de vote qui serait exclusive et intégrale mais plutôt apporter un outil supplémentaire en complémentarité des vulgarisateurs en ligne, des médias traditionnels. Le point de vigilance qui était le nôtre c’était surtout de préserver cette neutralité : autant de propositions par candidat, pas de biais idéologiques qui viennent en favoriser ou en défavoriser un. C’est pour ça qu’on est vigilant là-dessus et on a bien conscience aussi qu’un seul outil ne peut pas suffire à faire son choix. On invite chaque utilisateur à se renseigner à travers d’autres espaces d’autres canaux. 

J.V. : Une autre critique repose sur le choix des candidats présents sur l’application. Si vous expliquez l’absence de Christiane Taubira dans l’application par l’attente du résultat de la Primaire Populaire, pourquoi certains candidats comme Anasse Kazib ou Hélène Thouy en sont absents ? 

F.M. : On a basé le choix des candidats sur ceux qui étaient considérés comme les plus crédibles par les sondages. En tout, il y a une quarantaine de candidats qui sont officiellement déclarés à l’élection et vous vous doutez bien qu’on allait pas mettre les 40 dans l’application, ça aurait été un bazar monstrueux et aurait été beaucoup trop de travail. Donc on a fait une sélection, qui s’est opérée notamment par les résultats des sondages encore une fois. et c’est pour ça qu’on a pas intégrer tous les candidats. Effectivement là tu me donnes l’exemple de Christiane Taubira. Aujourd’hui elle est à 4% il me semble, si demain elle remporte la primaire populaire, évidemment on la rajoute.

M.H. : Dégager des tendances de vote sur des propositions dégagées du contexte du discours global du candidat et de son idéologie, est-il pertinent ?

F.M. : Nous justement ce qu’on a intégré à l’application, qui est un point important, c’est le bouton “en savoir +” qui permet pour chaque proposition de la recontextualiser et plus généralement de la comprendre. Parce que je peux avoir une proposition qui va être “recruter 300 000 infirmiers et infirmières” et évidemment, tout le monde est pour qu’il y ait plus de soignants mais maintenant, combien ça coûte ? Est-ce que ça a déjà été fait ? Est-ce qu’il y a déjà des candidats qui l’ont proposé ? Il y a tout un contexte à remettre en place et c’est pour ça que la fonction “en savoir plus” était nécessaire.

M.H. : Nous savons qu’il y a un onglet qui n’est pas “Tinder” sur l’appli et permet de voir les propositions principales des candidats et donc de cerner le discours global du candidat et sa personnalité, mais cet onglet est-il assez valorisé ? 

F.M. : Des retours qu’on a eu, on a quand même beaucoup de personnes qui sont très contentes de cette fonctionnalité et notamment, qui, plus généralement, en mettant de côté le concept de Tinder, en apprennent plus sur les programmes. Nous c’est ce qu’on voulait également. Dans l’ensemble, les gens ont l’air de l’utiliser, je n’ai pas de statistiques précises, mais on a quand même de bons retours là dessus. Mais pourquoi pas le mettre de manière plus claire dans l’application.

M.H : Les jeunes ont-ils tous l’esprit critique nécessaire pour réussir à dégager les propositions fiables des propositions moins réalisables ? Pensez-vous qu’il y a un travail à faire sur la faisabilité des propositions qui sont dans l’application ? 

F.M. : Effectivement il y a la question de la démagogie. On espère, en tout cas on fait en sorte, que les gens aient un esprit critique et notamment puissent prendre du recul sur les propositions avec l’onglet “En savoir plus”. Alors peut-être que ça va pas assez loin, peut-être qu’il faudrait mesurer les coûts d’une telle proposition, ça on y réfléchit. Ca pourrait être bien mais pour le moment, le problème ne s’est pas trop posé. Mais c’est vrai que pour certains candidats parfois ça peut être utile.

Illustration par Maxence Delespaul

Julien Vacherot

Julien Vacherot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Chief Editor of KIP, interviewer and regular contributor.

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Mathias Herse

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2024). Secrétaire Général de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2024). Secretary General of KIP, interviewer and regular contributor.