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Bullshit Awakens
« The Poop Awakens », Montage de Hugo Sallé pour KIP

Star Words : l’Empire du Bullshit contre-attaque

Imaginez-vous entrer dans la salle de réunion pour le traditionnel « meeting » de la matinée, véritable bataille des meilleurs « pitchs » avec pour support, un manager 2.0 en costume-cravate, une télécommande Logitech à la main avec laquelle il pointe au laser un PowerPoint réalisé la veille au soir où s’enchaînent des bullet points aussi longs et ennuyeux les uns que les autres. Rapidement, vous vous sentez partir, vous oubliez très certainement qu’il faut être attentif et à l’écoute de ses collègues. Mais trop tard, vous voilà conquis. L’Empire du Bullshit s’est immiscé en vous, vous êtes maintenant intellectuellement mort, et pourtant, fraîchement diplômé d’une Grande École de commerce, vous disposez d’un MBA (Master in Bullshit Administration), vous devriez être habitué. Décidément, rien ne résiste à l’Empire du Bullshit.

L’Empire est partout

Le management bullshit pourrait être défini comme la pratique consistant à enchaîner les uns à la suite des autres des concepts soit inventés de toute pièce, soit copiés dans les bonnes feuilles des Harvard Business Review ou autre MIT Sloan Management Review, activité basée sur l’enfumage de ses collaborateurs, élèves ou clients, et dont le support principal est le PowerPoint, un outil révolutionnaire qui permet de tenir 20 minutes à l’oral sans rien dire.

Pour bien utiliser le management bullshit vocabulary, il suffit de respecter plusieurs règles que seule une pratique régulière permet de maîtriser : (1) savoir mixer la novlangue managériale anglaise avec le français, afin entre autres d’enhancer les process ou d’incentiver vos collègues ; (2) ne pas avoir peur de répéter à de multiples reprises le même mot, comme design, corporate ou encore customer après lesquels il est possible d’agencer n’importe quel nom commun (customer design, customer loyalty, customer experience, customer satisfaction, etc.) ; (3) ne pas avoir peur d’inventer des process reposant sur des initiales ou sur 3 étapes fondamentales, et enfin (4), maîtriser le PowerPoint de A à Z.

Si vous avez reconnu ici l’une vos réunions durant un stage de césure, des chapitres entiers de vos cours de digital marketing, ou encore l’intitulé d’un MOOC, bienvenue dans l’Empire du Bullshit, là où les entreprises fonctionnent au ralenti.

Quand l’Empire du bullshit ralentit les « process »

On pourrait difficilement avancer que les pitchs interminables, illustrés par des fameux « PPT » à 50 slides où s’enchaînent des bullet points non connectés entre eux et de surcroît dénués de nuance, apportent une véritable plus-value dans votre corporation, business school ou encore business organization. Le bullshit se nourrit de tout ce qui l’entoure et submerge ses interlocuteurs dans une vague interminable de concepts. Qui se souvient vraiment des arguments présents dans la slide n°14 de son cours de Merger and Acquisition ? Ou encore du 4 steps model extrapolé sur la base d’études neuroscientifiques ou psychologiques non citées dans un article de la Harvard Business Review ? Ou bien du n-ième business plan proposé par votre collaborateur dans un stage en start-up ou dans un group project ?

En réalité, les organisations, les écoles de commerce, les concours de start-ups ou les management review perdent un temps fou à essayer de théoriser et conceptualiser des choses simples pour les traduire dans le jargon managérial. Le problème, c’est le temps perdu dans ce type de discours, qui ne sont pas des « actions ». Une étude conduite par Harris Poll aux États-Unis sur des entreprises de plus de 1000 employés a montré que ceux-ci passent à peine 45 % de leur temps sur des tâches rattachées à leurs devoirs de travailleurs. Les 55 % restants sont dédiés entre autres : aux réunions du matin, aux réunions du soir, aux conférences skype, aux échanges d’e-mail, aux formalités administratives, aux pitchs, etc [1]. Toutes ces activités annexes ont tendance à ralentir le travail, à empêcher que les choses soient faites, que les idées s’expriment et que les initiatives apparaissent. Pour reprendre des termes plus « corporate » : le bullshit ralentit les « process ».

Comment faire face à cet ennemi qui s’infiltre partout ? Cet ennemi qui, en effet, empêche les véritables initiatives d’émerger parce qu’elles ne collent pas au modèle « corporate 2.0 » qui se veut disruptif et innovant, comme l’exemple de Up2School lors d’un concours entrepreneurial le démontre [2] ?

Former la Rébellion contre le « Management Myth »

Selon Harry Frankfurt, philosophe américain et chercheur à Princeton, le bullshit peut être défini comme suit : « talking with no respect to the truth ». Il s’agit de dire quelque chose dont la validité logique est discutable ou, dans le pire des cas, indémontrable. Si le bullshit est un vieux mensonge, alors peut-être pouvons-nous user des enseignements de la philosophie. En tous cas, c’est ce que propose Matthew Stewart, docteur en philosophie allemande. Après avoir travaillé sept années comme consultant, après avoir fait passé des centaines d’entretiens à des diplômés des plus prestigieux MBA américains, il s’est rendu compte que rien dans la littérature managériale ou dans le jargon « corporate » n’avait de fondement et que, les arguments les plus intéressants avancés par des chercheurs en management, n’étaient que de près ou de loin des éléments déjà détaillés dans la philosophie [3]. Alors, plutôt Heidegger ou Harvard Business Review ?

Sur la base de ce constat sans appel, et quelque peu accusateur de l’auteur, serions-nous capables trouver dans la philosophie des réponses face au management bullshit ? Sans doute. Par exemple, comment mettre un excellent pitcher, dont la qualité du PPT n’a d’égal que le repassage parfait de son costume bleu foncé, face à ses propres contradictions et ses concepts fallacieux ? Le besoin de clarté. Demander de reformuler plusieurs fois dans différents termes la même idée permet de déceler ce qui est maîtrisé ou non. Si un argument est logique, le locuteur peut trouver d’autres formulations. S’il ne le maîtrise pas, il lui sera difficile de faire fonctionner son esprit différemment de la méthode fallacieuse précédemment utilisée. Également, demander à ce que la pensée soit synthétisée, résumée, condensée, mise sous la forme la plus concise et la plus intelligible possible, est un moyen de déceler ce qui est de l’ordre de la maîtrise de la pensée, et ce qui est de l’ordre de la maîtrise de la rhétorique, dans ce cas présent, de la novlangue managériale.

Socrate, dans le Protagoras, met à mal l’argumentation du sophiste en lui demandant de reformuler et de résumer sa pensée, chose qu’il est incapable de faire puisqu’inventant son discours au fur et à mesure qu’il le prononce. Nul besoin d’acheter un abonnement auprès d’une quelconque business review pour déceler le bullshit, quelques questions que tout penseur digne de ce nom doit se poser suffisent : est-ce que l’élément avancé est démontré ou démontrable ? Est-ce que le concept présenté peut-être résumé ou reformulé ? Quelle la structure argumentative ? Quels arguments peuvent venir contredire cette thèse ? Bref, des mécanismes bien connus par les étudiants issus de Classe préparatoire, mais miraculeusement oubliés au bout d’un certain temps passé en business school.

Et si le problème était « corporate » ?

Et si le problème, plus profond qu’une simple stratégie d’enfumage, venait d’une absence de motivation ? Peut-on vraiment croire qu’un employé passionné par son travail de manager, ou qu’un professeur passionné par son cours de digital marketing, ou qu’un élève passionné par son exposé de management opérationnel, se risquerait réellement à énumérer une liste de concepts sans substance n’illustrant rien de plus que sa capacité à manier la langue ? Pour André Spicer, auteur de Business Bullshit [4], si certains managers ont recours au bullshit, cela provient probablement d’un manque cruel de motivation. Leurs propos sont creux parce que leur rôle au sein de l’organisation est lui-même creux. Si les personnes ont un but et une réelle motivation, auront-ils recours au bullshit ? Auront-ils la malhonnêteté intellectuelle de mentir sur un sujet qui les passionne ou qui les motive profondément ?

Peut-être que si tout le monde, notamment en business school, joue le jeu du bullshit, c’est parce que tout le monde finit par n’en avoir plus rien à faire. Sans doute les écoles de « management » devraient-elles se focaliser sur ce qui intéresse les élèves, sur ce qui peut les passionner. Alors ceux-ci, peut-être, comme les managers qu’ils deviendront plus tard dans ce magnifique monde corporate, ne seront plus des sujets de l’Empire du Bullshit, mais, pour le plus grand bien de leur organisation, de véritables Jedi de l’argumentation.

Illustration : The Poop Awakens, Montage de Hugo Sallé pour KIP

Sources et renvois

[1] Bouree Lam, « The Wasted Workday », The Atlantic, 04/12/2014
[2] Mehdi Cornillet, « Je ne sais pas pitcher, tant mieux ! », Medium, 04/02/2018
[3] Matthew Stewart, « The Management Myth », The Atlantic, Juin 2006
[4] André Spicer, Business Bullshit, 2017, Editions Routledge
Plume Anonyme

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