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Devoir de mémoire ou passion macabre : pourquoi les Français sont-ils passionnés par le récit des attentats terroristes ?

Le 5 octobre dans les salles obscures un long métrage consacré aux attentats les plus meurtriers que la France ait connu dans son histoire. Novembre, réalisé par Cédric Jimenez1https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=290915.html, est déjà cité comme l’un des succès de cette rentrée. Ce film retrace la réponse policière aux attaques qu’a connues la ville de Paris le soir du 13 novembre 2015, un soir qui fait date aussi bien dans l’histoire de France que dans notre mémoire collective. Si nous connaissons toutes et tous le déroulé de ces événements meurtriers, nous ne nous lassons pas de les ressasser, encore et encore, notamment à travers les œuvres cinématographiques et littéraires qui s’y consacrent. Cédons-nous tous collectivement à une passion triste, macabre et destructrice, ou perpétuons-nous notre devoir de mémoire, dans une attitude de respect pour les morts, et de protection pour les vivants ?

Traumatisme collectif

Les médias ont très vite réagi au déclenchement des attaques le soir du 13 novembre 2015. C’est même à cette occasion que la réaction médiatique fut l’une des plus immédiates. Et ce, non seulement parce que le danger des nombreux Parisiens qui se trouvaient hors de chez eux en ce vendredi soir était sans précédent, en raison des fusillades dans les bars du 11e arrondissement, mais surtout parce que plusieurs journalistes des chaînes d’infos en continu se trouvaient dans le secteur des attentats. Ces derniers ont rapidement enfilé leur casquette professionnelle pour témoigner, au plus près des attaques, de leur expérience personnelle et de celle de leurs proches, leurs voisins. D’aucuns se souviennent des interventions régulières du journaliste de BFM TV, Thomas Misrachi, qui se trouvait dans un bar du 11e arrondissement au moment de l’attaque. Les Français, où qu’ils se trouvaient à cet instant, furent immédiatement plongés dans la stupeur, la douleur et l’incertitude, associées en direct à la sentence des attaques et à la responsabilité des assauts des forces de l’ordre.

A l’instar des attentats du 11 septembre ou du discours du ministre de Villepin au conseil de sécurité de l’ONU en 2003, le 13 novembre est l’une de ces dates dont chaque Français se souvient, et pourrait dire sans hésitation ce qu’il ou elle était en train de faire lors de l’événement traumatisant.. Si, bien évidemment, la douleur ressentie n’a rien de comparable avec celle des victimes directes de ces attaques, un traumatisme reste bien présent dans la société française. La première prise de conscience, sans doute, de la réalité de la menace terroriste. La fin d’une insouciance, sans doute. Désormais, chaque Français songe au massacre du Bataclan à chaque représentation à laquelle il assiste dans une salle de spectacle.

Quoi de plus normal que de garder un intérêt, un souvenir personnel, des événements meurtriers qu’a connus le pays lors de la vague macabre de 2015-2016 ? C’est, à première vue, l’argument et la raison les plus confortables pour ces millions d’hommes et de femmes fascinés par le récit, sans cesse renouvelé, de ces moments d’apogée de la violence et du carnage. 

Représentation égocentrée

Ces attitudes peuvent être psychologiquement analysées comme biaisées et peu enclines à l’empathie pour les victimes. Il peut s’agir d’une posture particulièrement utile et agréable pour se concentrer sur le mal et la peur personnels engendrés par cet événement. C’est l’analyse que mènent Mmes Marie Chagnoux et Annabelle Seoane dans un article publié en 2022 dans Le temps des médias2https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2022-1-page-156.htm. Cette vision aussi brillante qu’éclairante démarre d’un constat simple : la multiplication  de témoignages d’hommes et de femmes spectateurs des attaques par écran interposé.  « J’étais pas à Paris mais on l’a vécu quand même, on l’a vécu à distance, à notre façon en fait, on a essayé de poser des mots, de verbaliser et puis quand on s’est rendu compte que les mots ne venaient plus, on s’est dit qu’il était temps de rentrer chez nous. On était…, on était choqué. »3Ibid. Ces « égo-récits », comme les nomment les co-auteures de cet article, se sont répandus et continuent aujourd’hui d’émailler, si ce n’est de polluer l’espace médiatique lors des dates anniversaires des différents attentats que la France a connus depuis les attaques des frères Kouachi le 7 janvier 2015. 

Les médias ne sont évidemment pas étrangers à ce phénomène : le rapprochement émotionnel est intimement lié à la capacité d’obtenir l’information en temps réel qui crée une communauté virtuelle de localisation, au plus près de la zone attaquée. Mais ce rapprochement est émotionnel sans pour autant être empathique. Il est avant tout responsable d’une nécessité d’extérioriser sa douleur personnelle tout en masquant celle des autres, et en particulier celle de ceux qui souffrent vraiment, à savoir les victimes et leurs familles. En somme, la proximité médiatique est créatrice de la plus individualiste des empathies.

Passions tristes

De cette posture profondément individuelle émanent deux principales passions tristes : l’attirance macabre et la peur-panique politique.

Dans une société de plus en plus individualiste, divisée et fragmentée, le seul argument du devoir de mémoire et de l’empathie pour les inconnus qui sont tombés est bien trop faible pour justifier la curiosité macabre d’un nombre incalculable de nos concitoyens pour le déroulé, les témoignages et les lieux des attentats. La rue de Charonne à Paris, le Bataclan ou la promenade des Anglais de Nice sont ainsi devenus des passages rituels pour des millions de badauds. Et ce, dès les premières heures, dès les premiers jours après la sentence mortelle des terroristes. Attirés de manière irrépressible, ceux qui habitaient le plus près se sont vite mêlés aux proches des victimes et aux forces de l’ordre encore présentes sur place pour redonner à ces lieux un semblant de normalité. 

La passion macabre s’exprime également dans le succès des livres, pièces de théâtre, films et séries plus ou moins documentaires qui se sont consacrés à ces événements. La série 13 novembre – fluctuat nec mergitur s’est longtemps retrouvée dans la liste des épisodes à succès de la plateforme Netflix en France. Il en va de même pour le long métrage de Cédric Jimenez, actuellement dans les salles. 

Cette passion n’est pas à condamner, ni même à déplorer. Il s’agit de la suite logique de la manière dont sont entrés dans nos vies ces événements dont la violence reste inégalée. L’auteur de ces lignes lui-même s’est plusieurs fois pris à céder à cette curiosité macabre. Et, si elle reste profondément égocentrée, malsaine diront certains, elle a la vertu de perpétuer la mémoire de ces événements. 

Mais l’attitude un brin irrationnelle dans laquelle nous nous complaisons pose problème lorsque, sept ans quasiment après ces attaques, le temps est venu  de rendre la justice. Comment s’assurer de l’impartialité du jury – et même du corps judiciaire – mis face à une responsabilité à l’ampleur historique ? D’autant plus dans un cas si passionnel ? Il n’est en ce sens pas ardu de se faire, l’espace d’un instant, l’avocat du diable. L’argument avancé par la défense de Salah Abdeslam, seul survivant du commando responsable des attentats du 13 novembre est en ce sens recevable : comment ne pas crier à la partialité du jugement ? Celui qui fut condamné dans un purgatoire collectif à une peine de perpétuité incompressible s’est pourtant résigné, se disant, de toute manière, condamné à une « peine de mort sociale »4https://www.europe1.fr/societe/au-proces-du-13-novembre-la-defense-de-salah-abdeslam-plaide-contre-une-peine-de-mort-sociale-4119650.

Seconde et inévitable passion triste consécutive au traumatisme collectif des attentats, une peur-panique sur le plan politique qui rappelle les heures les plus sombres de notre histoire. Et si, évidemment, l’extrême-droite a eu la primeur des projets discriminatoires et liberticides, le vent de panique a soufflé vers la droite dans tous les partis.

Le Parti socialiste alors au pouvoir n’a pas été épargné, bien au contraire. Bien sûr, l’état d’urgence, mesure rentrée dans la culture collective, a été proclamée au lendemain de la survenue des attentats dans le but de donner aux forces de sécurité et de renseignement une latitude inégalée en dépit de nos libertés et droits fondamentaux. Cette mesure n’est, en elle-même, pas contestable tant qu’elle reste ponctuelle, car nécessité fait loi. Mais son prolongement jusqu’en 2017 a constitué une première brèche dans la coupole protectrice de nos libertés. Le pire n’était évidemment pas là. La sentence tombe un jour de janvier 2016. Le gouvernement socialiste dépose à l’Assemblée un projet de loi prévoyant la possibilité de déchoir des Français de leur nationalité s’ils se rendent coupables de terrorisme. Le dépôt de ce projet de loi par un gouvernement socio-démocrate est le stigmate le plus criant de la panique politique qui domina le pays au lendemain de ces attentats. L’ensemble des courants, même les  plus humanistes, sont tombés , l’espace d’un instant, d’un débat, dans l’obscurité du repli, l’alcôve de la peur. 

Les conséquences de cette régression quasiment à l’infini – clin d’œil à un test de logique aristotélicien auquel le Président Hollande aurait dû se soumettre – furent immédiates sur le plan politique. Ce fut l’avènement de la fronde socialiste, sans doute des quelques députés rationnels – 40% tout de même du groupe majoritaire – et encore habités par un certain sens de l’objectivité nécessaire au moment de faire les lois. 

Osons espérer qu’une telle situation de panique tarde à se reproduire, car les rapports de force à l’Assemblée ne sont plus ce qu’ils étaient. Le camp du repli, aussi bien en politique que dans la culture populaire, gagne inlassablement du terrain, ce qui laisse supposer qu’un retour à de telles passions tristes accoucherait d’une société particulièrement divisée, en proie aux scléroses intérieures que tentent sans cesse d’imposer les terroristes. Ainsi, et au risque que cet article ne parle « comme un livre », ne cédons plus à la panique, à l’individualisme et à la tentation du repli. Seules l’empathie et la cohésion sociale permettent à une société de surmonter de tels défis.

Illustré par Victor Pauvert

Victor Pauvert

Victor Pauvert

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Vice-président et rédacteur en chef de KIP, interviewer et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
KIP's vice-president and editor-in-chief, interviewer and regular contributor.