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De l’absurde à la destruction : vivre en ayant conscience des désastres environnementaux

En 1941, Albert Camus publie le mythe de Sisyphe, essai philosophique traitant du suicide. La Seconde Guerre mondiale et ses conséquences expliquent sans doute que cette question se soit imposée à l’auteur. Devant une première moitié de siècle qui voyait pour la deuxième fois l’Europe s’autodétruire dans une indicible barbarie, la question du sens de l’existence ne pouvait qu’émerger. 

Poser la question du suicide revient à se demander si la vie mérite d’être vécue. Camus répondait que si l’homme fait face à l’absurde, il ne doit pas pour autant la quitter. C’est cette tension entre une humanité éperdue de rationalité et un univers qui reste froid qui constituait pour lui la grandeur même de la vie. 

Aujourd’hui, la question de l’absurde semble toujours présente à travers celle du sens que chacun de nous cherche à donner à son existence qu’il soit professionnel, relationnel ou encore politique. Mais nous sommes confrontés à une autre question : celle de la destruction de l’environnement dans lequel nous vivons. Il ne fait plus guère de doute aujourd’hui que la vie humaine est devenue au moins autant fossoyeuse que créatrice. Plus qu’absurdes, nos vies sont devenues dangereuses pour la Vie. 

Suivant la démarche de Camus, ne peut-on pas poser la question de la valeur d’une vie que l’on sait meurtrière ? Et surtout, comment dès lors poursuivre nos existences ?

La difficulté de vivre face à l’évidente destruction de nos écosystèmes 

Il est très difficile d’être au monde en sachant que notre existence rend potentiellement impossible celle de nos descendants. L’éco-anxiété touche de plus en plus de personnes, notamment chez les plus jeunes : 45% d’entre eux déclarent y être confrontés dans leur vie de tous les jours. De très marginaux il y a peu encore, ces troubles pourraient devenir un des enjeux importants de la santé mentale dans les années à venir. 

La peur de l’avenir en est sans doute une des causes majeures. Beaucoup sont inquiets pour le futur de leurs enfants tandis que d’autres, plus jeunes, le sont pour leur propre existence. Nous ne pouvons que les comprendre : des scénarios à +3°C (voire même encore davantage) d’ici à la fin du siècle ont de quoi effrayer. Cependant, il serait préjudiciable de réduire ce questionnement à une unique peur égoïste d’un avenir moins prospère. Il ne s’agit pas que de cela. Comment vivre en ayant conscience de cette destruction ? Voilà une question éminemment actuelle. Si nous pouvons craindre que dans le futur nos lieux de vie soient inhabitables, il y a sans aucun doute une grande violence à se dire que chaque jour un peu plus, nous les rendons inhabitables. 

L’impuissance 

De manière assez paradoxale, nous ressentons une dramatique impuissance face aux dommages que nous infligeons à notre environnement. La destruction écologique semble nous être devenue étrangère alors que personne d’autre que nous n’en est à l’origine. Nous ne semblons plus avoir de prise sur nos vies. Le journal Le Un du 5 janvier 2022 titrait par exemple de manière significative «  Comment reprendre le contrôle de nos     vies ? ». 

Le film Don’t look up pourrait être interprété en ce sens. Le choix du scénariste est de faire apparaître cette menace qui pèse sur l’humanité sous la forme d’une comète menaçant de s’écraser sur la Terre. Ce parti pris permet de clairement montrer la violence du choc ainsi que l’attitude terriblement désinvolte des pouvoirs publics et des entreprises face à une menace quasi-avérée. Pourtant, il omet de dire que cette comète, c’est nous. Et c’est là que réside l’essentiel. 

Car dans la réalité, cette destruction causée par l’humanité ne semble relever de la responsabilité d’aucun d’entre nous. Nous avons malheureusement tous déjà entendu quelqu’un nous dire : « de toute façon, mes actions ne représentent rien comparée au monde entier. » 

Cette impuissance est extrêmement difficile à vivre pour ceux qui aimeraient réellement influer sur le cours des choses et qui pourtant, à  travers leurs achats, leurs déplacements ou encore leurs loisirs continuent d’accompagner le mouvement de croissance potentiellement mortifère dans lequel nous sommes engagés. 

C’est alors une situation terriblement épineuse qui apparaît : nous avons conscience de notre responsabilité, mais nous n’en sommes plus maîtres. 

Détourner le regard, une nécessité ? 

Vivre en ayant conscience de cette destruction, c’est vivre à chaque instant en portant un poids. Si affronter cette réalité est possible parfois, cela est épuisant sur le long terme, d’autant plus si l’on ne parvient pas à trouver de solutions. 

Cette nécessité de regarder ailleurs apparaît à plusieurs reprises dans l’histoire de la philosophie. Camus parle dans le mythe de Sisyphe de toutes les personnes qui cherchent à éviter cette confrontation avec l’absurde qui rend la vie insupportable. 

Dès le XVIIème siècle déjà, Pascal, dans ses célèbres Pensées, considérait d’un mauvais œil tous ceux qui se jetaient corps et âme dans le divertissement afin de ne pas avoir à affronter la fragilité de leur condition et la certitude de leur finitude. Nous serait-il donc nécessaire de détourner le regard pour pouvoir vivre heureux ? 

C’est la même logique qui semble s’opérer dans le contexte actuel et que le film Don’t look up dénonce à merveille. Les deux journalistes cherchent à tout prix à éviter tous les sujets qui pourraient apporter une quelconque tristesse. Ils répondent par là à nos désirs : vivre en évitant de regarder ce qui pourrait heurter.  

Est-il alors légitime de condamner moralement ceux qui préfèrent « vivre tranquillement » ? Peut-on forcer chacun à sans cesse affronter les conséquences de ces actes ou de ces achats ? 

Accepter notre responsabilité 

La question qui se pose est en réalité la suivante : vivre en ayant à l’esprit cette situation permet-il de la résoudre ?

Si nous sommes absolument impuissants face à cette situation, mieux vaudrait regarder ailleurs. 

Mais le fait est que nous pouvons agir. Tenir ce discours fait d’impuissance constitue la meilleure excuse pour ne rien faire. Des changements ont lieu chaque jour dans des domaines variés (immobilier, finance, agriculture…). Le capitalisme tel qu’on le connaît aujourd’hui a été bâti par une variété de personnes qui ont cru dans ce mouvement de développement et d’élévation du niveau de vie. Pourquoi ne pas croire à notre tour qu’une véritable transition est possible ? 

Regarder cette destruction les yeux dans les yeux 

Le premier pas consiste donc à refuser tout discours qui mettrait en doute notre responsabilité individuelle et collective. Le second, à affronter au quotidien ce que cela signifie. Il ne s’agit pas seulement de « savoir » quelles sont les conséquences de nos actes, nous les connaissons en général déjà. Il s’agit de nous approprier réellement la signification, la résonance de chacune de nos actions. N’arrêtons pas de vivre, mais vivons en portant notre responsabilité. Cela ne sera pas facile et pourrait ajouter un poids à des existences déjà meurtries. Mais faut-il préférer à cela une légèreté trompeuse ? Accepter ce face à face avec les conséquences de notre mode de vie sur le vivant, voilà où se situe le courage. 

Car disons-le : s’il y a une telle inertie, c’est que nous pouvons détourner le regard. 

Si autant d’entre nous n’ont pas la force nécessaire pour regarder en face cette situation, combien pourraient la regarder sans modifier leur façon de vivre ?

Il y a des eaux dont on ne ressort pas indemne, encore faut-il avoir le courage de s’y plonger. Soyons donc courageux et forçons nous à regarder, cela nous forcera à agir.

Illustré par Pauline Haritinian

Eliott Perrot

Eliott Perrot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.