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« Make Diogène Great Again ! » Comment le cynisme est redevenu à la mode

Les gens prennent place. Les lumières du théâtre Antoine s’estompent, un faisceau rouge traversant la scène s’allume. Sa voix retentit. Et c’est parti. C’est parti pour 1h30 de pure méchanceté gratuite, de blagues crades, de calembours diaboliques et de références sans expressions faciales aucunes, avec un détachement presque choquant, aux événements les plus sombres de ces dernières années comme les attentats du 13 novembre 2015. Tout y passe, Gaspard Proust dégomme tout sur son passage. Le comble ? Les gens aiment. Les gens en redemandent, si bien que l’artiste est obligé de reproduire son spectacle en cette fin d’année 2017 avec quelques petits changements. Il est là pour nous rappeler que oui, plus de 2000 ans après Diogène, le cynisme, plus dur que jamais, est à la mode.

Le cynisme aujourd’hui pourrait être défini comme une attitude ou un état d’esprit caractérisé par une faible confiance dans les motifs d’autrui, par un manque certain de foi dans l’humanité et par un détachement presque malsain vis-à-vis de la souffrance des autres. C’est par exemple le cynisme de Gaspard Proust. En d’autres termes, plus manichéens, le cynique est une belle raclure. Mais cela serait oublier ce qu’était être cynique, au commencement de cette école de pensée.

Le cynisme naît vers 400 av. J-C. autour du personnage de Diogène de Sinope, disciple du fondateur oublié de cette école de pensée, Antisthène. En passant les détails, Diogène considère que la vie n’a pas tellement de sens, que les normes sociales ne sont que des facéties qui nous empêchent d’être nous-mêmes. C’est pourquoi il est amené à se détacher de celles-ci, à les transgresser, à ne pas respecter les codes de politesse et les codes de langage. Ce faisant, Diogène cherche à voir le monde tel qu’il est, et non pas tel qu’il devrait être, quand bien même il serait absurde. Le cynique n’est pas triste, il est simplement détaché des autres. C’est pourquoi Diogène finira mal, très mal, puisqu’il est surtout connu pour vivre dans un tonneau et se masturber toute la journée (vous pouvez vérifier).

Ainsi, le cynisme n’a rien à voir avec une posture de gros méchant. Et pourtant, c’est bien l’impression qu’on en a. Être « cynique » est presque devenu une insulte, parce qu’il est choquant d’avoir ce type de discours, pour peu qu’il soit comme celui de Gaspard Proust, pour qui le petit Aylan, réfugié syrien mort sur la plage, « n’avait aucune volonté » puisqu’il s’est laissé tomber au bord de l’eau. C’est malsain n’est-ce pas ? Et pourtant, son spectacle est un succès.

Autre exemple : la série Netflix House of Cards. Le couple Underwood n’hésite pas une seule seconde à mentir, à comploter, même à assassiner, dans le seul but d’obtenir le pouvoir. On est toutefois fasciné par la noirceur et la froideur des personnages principaux qui exemplifient un imaginaire du politique véreux tout puissant. Si House of Cards en est l’exemple le plus probant, la série n’est pas la seule. Game of Thrones de HBO, Scandal qui dépeint également un portrait accusateur de la vie politique américaine ou encore, pour rester dans le domaine des séries, le personnage de Rick Sanchez dans Rick and Morty. Et au vu de l’emballement massif autour de ces séries, on peut tout de même se demander pourquoi le cynisme attire autant en dépit de son irrespect d’autrui.

Sans doute est-ce parce que le cynisme met un grand coup de pied dans la fourmilière du consensuel et du « politiquement correct ». L’empire du politiquement correct nous empêcherait de rire de tout, au risque de heurter les plus sensibles. Il ne faudrait plus s’exprimer librement sur scène, plus rire des minorités, du passé puisque tel ou tel propos pourrait choquer. Il n’y a qu’à voir le revirement de situation, la grande hypocrisie de retour, lorsqu’après avoir tous été « Charlie », les critiques classiques contre Charlie Hebdo reviennent suite à la publication de la une de l’hebdomadaire sur les attentats de Barcelone [1] car elle « attiserait la haine » ou « faciliterait l’amalgame ». Bref, des exemples de politiquement correct, il en existe des milliers, même en politique. Sur Twitter, Bruno Le Maire a récemment retourné sa veste, après avoir affirmé que « la dénonciation ne fait pas partie de mon identité politique » [2] dans un débat sur franceinfo autour du désormais fameux « #balancetonporc ». Le Ministre est revenu sur sa décision sous la pression du tribunal de l’opinion qu’est Twitter, indigné par cette absence de consensualité. Cette tendance, comme l’avait déjà souligné Jean-Claude Michéa dans L’Enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes, nous empêche de penser librement, de s’exprimer librement, d’aller parfois à contre-courant du correct. Le cynisme dès lors, est la soupape de sécurité.

Parce qu’en transgressant la norme, le cynique la fait justement apparaître, et il révèle ainsi ce qui auparavant nous aveuglait. C’est ce que fait notamment l’écrivain américain du XIXème siècle Ambrose Bierce dans son Dictionnaire du diable [3], en définissant des concepts basiques qui régissent la société sous un point de vue cynique. Le mariage est par exemple défini comme une « communauté composée d’un maître, d’une maîtresse et de deux esclaves, l’ensemble ne faisant que deux personnes ». La posture cynique, de Diogène à Rick Sanchez, pourrait de ce fait consister à regarder la réalité sans filtres, sans le filtre de l’optimisme ou du bien. Car il faut voir ce qui se cache derrière ce cynisme, ambiant comme dans House of Cards, ou cru comme chez Gaspard Proust : un véritable réquisitoire contre la vacuité de nos vies. Celui qui s’arrête aux blagues salaces du comique suisse et ne va pas jusqu’au bout du spectacle, jusqu’à la dernière tirade qui dure plusieurs minutes, ne voit pas que l’artiste souhaite simplement nous montrer, après avoir dépeint une société de l’hypocrisie, du politiquement correct, mais aussi de la souffrance, que la vie n’a pas vraiment de sens, si ce n’est de savoir regarder les choses avec distance, du « haut de sa branche » [4] quelles qu’elles soient. On ne pourra bien sûr pas mettre sur un même pied d’égalité Frank Underwood, assoiffé de pouvoir, et Gaspard Proust ou Charlie Hebdo, qui cherchent à porter un regard critique et profond sur nous-mêmes, mais le cynisme de chacun a le même effet : il suscite de l’intérêt. Il suffit juste de savoir regarder au-delà du « méchant », au-delà de « l’abject » et de « l’irrespectueux ». On pourrait définir le cynique comme le fait Bierce dans son Dictionnaire du diable, comme un « grossier personnage dont la vision déformée voit les choses comme elles sont, et non comme elles devraient-être ».

Si le cynisme est redevenu à la mode, c’est peut-être bien justement parce que l’on ressent un besoin en nous-mêmes de tout foutre en l’air, de transgresser au possible. Le cynisme a potentiellement une fonction cathartique que l’on a tendance à sous-estimer. Dans tous les cas, que l’on aime ou que l’on n’aime pas, force est de constater que Diogène est de retour parmi nous, plus noir encore que jamais.

Et si jamais vous vous tordez l’esprit à réfléchir sur ce concept, ou à essayer de critiquer cet article, soyez cyniques et sachez, excusez les termes, qu’on s’en tripote, comme Diogène dans son tonneau. Parce que comme le dit si bien ce cynique converti, disciple de Rick Sanchez, le fameux Morty Smith : « Nobody exists on purpose. Nobody belongs anywhere. Everybody’s gonna die. Come watch TV. » [5]

Illustration : Jean-Léon Gérome, Diogène de Sinope, 1860 – Retouché

Sources et renvois
[1] Charlie Hebdo, Une du 23 août 2017, « Islam, religion de paix… Éternelle »
[2] Bruno Le Maire sur le plateau de franceinfo le lundi 16 octobre 2017.
[3] Ambrose Bierce, Le Dictionnaire du diable, 1906.
[4] Spectacle de Gaspard Proust, dernière tirade.
[5] Morty Smith dans Rick and Morty, Saison 1, Épisode 6 : « Rick Potion No.9 »
Plume Anonyme

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