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Illustration par Kim Provent pour KIP.

Le collège électoral américain : originalité institutionnelle pertinente ou bien relique d’un passé révolu ?

Le collège électoral américain, chargé de désigner l’homme le plus puissant du monde, nous est toujours paru tel une gigantesque boîte noire. Créé à l’occasion de la convention de Philadelphie en 1787, cette assemblée est restée intacte face aux assauts du temps, échappant à toutes les tentatives de réforme ou de suppression. Cœur du réacteur de la légitimation du pouvoir exécutif américain, elle a enduré les affres du temps sans jamais rompre devant les volontés de réforme successives. Pourtant, il semble bien qu’elle soit globalement rejetée par le peuple américain. Ainsi, le sondeur Gallup, qui interroge les Américains sur la question de son maintien depuis près de 60 ans, a toujours trouvé une majorité prête à remplacer ce qui semble une relique du passé par un vote populaire bien plus démocratique et légitime selon eux. Un sondage de septembre 2020 indique à ce sujet que près de 60% des sondés se déclarent en faveur de son remplacement.

Mais alors, pourquoi donc malgré son rejet populaire et des résultats récents qui montrent une décorrélation de plus en plus forte entre le gagnant du vote populaire et celui du collège électoral, cette institution avec toutes ses déficiences continue-t-elle, bon gré mal gré, son petit bonhomme de chemin dans la vie politique américaine ?

La complexité a ses raisons que la raison ne connaît point

Tout d’abord, revenons en 1787, date à laquelle l’assemblée constituante de Philadelphie a préféré ce monstre de Frankenstein juridique à un vote populaire plus simple et plus démocratique. Si l’on en croit Alexander Hamilton dans un article publié dans Le Fédéraliste, le collège électoral résultait en fait d’un compromis entre grands et petits Etats, ces derniers ne souhaitant pas perdre de leur pouvoir en joignant une Fédération, qui de fait arrangerait les plus grands d’entre eux et rejetterait les autres dans l’ombre. En outre, les délégués avaient fait remarquer qu’il fallait un intermédiaire entre le peuple et ses dirigeants afin d’éviter qu’un régime plébiscitaire puisse se mettre en place. Ainsi, il est très compréhensible qu’à une époque où le peuple était peu éduqué, le constituant ait préféré donner les clefs de l’exécutif à un petit noyau d’hommes sages et cultivés qui pourraient faire leur choix en toute conscience et dans l’intérêt supérieur du pays. On retrouve bien ici la méfiance américaine historique envers un système politique qui n’est pas équilibré avec des contrepoids mais également envers un Etat centralisé que finirait par entraîner un vote populaire généralisé.

Un pragmatisme (dé)complexé

Cependant,  le choix du collège électoral comme mode d’élection  s’est essentiellement fait sur la base de critères bien plus terre à terre. En effet, les Etats-Unis sont restés pendant longtemps la « plus grande démocratie du monde », ce qui entraîne de ce fait le nécessaire comptage de plusieurs dizaines millions de voix. Ainsi, ce régime permet de confiner les risques de recompte et contestations afférentes à seulement quelques États au lieu de pousser à un recomptage dans tout le pays qui prendrait un temps certain à être effectué et limiterait la légitimité du président élu.

Pourquoi une telle controverse ?

Dès lors, pourquoi de tels débats ? En premier lieu , les Etats-Unis de 2020 ne sont plus les États-Unis de 1787. À l’Amérique fantasmée de « Gone with the wind » s’est substitué un pays essentiellement urbain et suburbain. Ainsi, le collège électoral donne un poids disproportionné aux Etats ruraux et donne à une voix dans ces Etats une valeur bien plus importante que celle d’un urbain. Par exemple, il a été estimé que le vote dans un comté rural d’Alabama était 35 fois plus puissant que celui à San Francisco. Ainsi, le principe d’ « une personne, une voix » vole très largement en éclat. Pourtant, il est possible de nuancer ce point de vue , voire même de le considérer a contrario. En effet, le collège électoral évite de favoriser les États les plus peuplés et force ainsi les candidats à se faire connaître dans les zones les plus rurales en allant y faire campagne. En ce sens, cela se fond très bien avec une pensée américaine traditionnelle qui favorise le localisme et considère le gouvernement local comme devant primer sur  le gouvernement national.

Un relent nauséabond de « culture wars »

Il est également nécessaire de ne pas oublier que les « culture wars »1Cette expression désigne le clivage profond qui s’est établi aux Etats-Unis entre les valeurs défendues par les conservateurs et celles des progressistes. Ce clivage qui se limitait à l’origine à des valeurs morales et culturelles, s’est déplacé depuis les années 1990 vers le champ politique et économique. qui font rage depuis plus de 50 ans dans le pays ont fini par parasiter le champ politique. En effet, les victoires de George W Bush en 2000 mais surtout celle de Trump en 2016 ont fait comprendre aux électeurs républicains qu’ils avaient tout intérêt à conserver un système qui leur permet de se maintenir au pouvoir malgré leur poids déclinant dans la population. Ainsi , si 80% des Démocrates sont en faveur de sa suppression, près de 70% des Républicains souhaitent conserver les modalités de l’élection en l’état. Cette proportion a beaucoup changé même si l’on compare à il y a seulement 20 ans. En 2000, il se trouvait pourtant encore une majorité de Républicains pour demander sa suppression. On constate donc très clairement que le collège électoral est aujourd’hui pris en otage par les traditionnelles querelles partisanes qui minent la vie politique et culturelle américaine depuis des décennies. Sa réforme est donc sortie du simple cadre d’une réforme technique pour devenir un sujet aussi brûlant que peut l’être la nomination des juges de la Cour Suprême ou encore le vote du budget fédéral.

Une réforme est-elle seulement possible ?

Sa suppression parait en l’état difficile, voire presque impossible en raison du fait qu’une révision de la Constitution fédérale demanderait soit l’assentiment de 2/3 du Congrès ou bien celui de 2/3 des États fédérés. Une autre solution semble aujourd’hui se dessiner pour contourner les difficultés inhérentes à un consensus entre les 2 partis. C’est ainsi que 15 États2Maryland, New Jersey, Illinois, Hawaï, Washington, Massachusetts, Washington, D.C. (District de Columbia), Vermont, Californie, Rhode Island, New York, Connecticut, Colorado, Delaware, Nouveau-Mexique, Oregon représentant 36% du Collège Électoral ont décidé d’adopter en 2006 le « National Popular Vote Interstate Compact. » Cet accord inter-étatique prévoit que les grands électeurs de ces États devront voter pour le gagnant du vote populaire dans les 50 Etats qui composent la Fédération. Néanmoins, pour que cet accord puisse réellement être appliqué, il est nécessaire que suffisamment d’États rejoignent cet accord afin que les 270 électeurs puissent voter pour le gagnant du vote populaire. Cela paraît toutefois hautement improbable à court terme, les États ne l’ayant pas rejoint étant actuellement à majorité républicaine, ces derniers ne souhaitant adhérer à un accord qu’il considère bafouer la volonté des pères fondateurs, dans une lecture originaliste de la Constitution.

Le Collège électoral est bien un cadavre juridique, vestige d’une Amérique bien différente de l’Amérique contemporaine, mais un cadavre bien remuant qui arrange bien une frange de la population républicaine qui craint de voir sa prédominance politique disparaître si le vote populaire venait à être institué.

Marc-André Buquet

Marc-André Buquet

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2023).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2023).
Member of KIP and regular contributor.