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Illustration d'Antoine Razeghi

Chronique chrysanthème : la pesanteur de l’air

Notice pour l’Occidental sur la communication au Japon

Il est une vertu japonaise fort mal comprise par l’Occidental parti en vadrouille au pays du soleil levant. Cette vertu a cela de complexe qu’elle n’est pas, pour ainsi dire, totalement absente à notre culture. On la retrouve en effet sous une forme atrophiée en France et plus largement en Europe, et là se situe tout le problème : sous ses airs familiers et rassurants, quoique trompeurs, se cache en réalité un dangereux « faux-ami culturel » dont il convient d’avoir connaissance si l’on entend entretenir un jour de réels contacts avec les Japonais, qu’ils soient professionnels ou personnels. On nomme cette vertu « sontaku ». On peut la définir comme la capacité à comprendre les sous-entendus et à deviner ce que pense votre interlocuteur. C’est l’art de savoir ce que parler veut dire.

Également connue au Japon sous l’expression kûki wo yomu – littéralement « lire l’air, lire l’atmosphère » – sontaku constitue la clef de voûte autour de laquelle se charpentent tous les us et coutumes de la communication à la japonaise. Si savoir « lire l’air » s’avère être très pratique, il faut cependant prendre garde à certaines dérives.

Lire l’air, ça veut dire quoi concrètement ?

Lire entre les lignes, savoir ce que parler veut dire, faire preuve de tact – voilà les meilleures approximations que nous permet de faire la langue française.

On lit principalement l’air lors d’une conversation. Si l’on emprunte le lexique du théâtre, lire l’air signifie ainsi « ôter le masque linguistique de la parole pour en révéler le véritable sens. » Lire l’air, c’est parvenir à comprendre la vraie pensée de l’interlocuteur en faisant fi des mots, simples coquilles vides dont l’éclat fait cependant bonne figure. Pour y parvenir, il faut se mettre dans la peau de son interlocuteur et se demander ce qu’à sa place vous penseriez. C’est un travail quasi permanent de recontextualisation de la parole qui prend compte de nombreux facteurs comme le langage corporel, le ton de la voix et la situation de votre interlocuteur. Cela peut sembler singulier pour un étranger, pour un Japonais, « lire l’air », c’est simplement écouter en faisant preuve de « bon sens ».

L’Occidental non averti se fera prendre au piège, à l’instar du Président américain Richard Nixon. En 1969, son homologue japonais de l’époque, Eisaku Satô, se rendit à Washington pour faire avancer les discussions sur le raz-de-marée du textile japonais aux États-Unis, source de forts antagonismes entre les deux pays. Alors que le Président Nixon insista pour que le Japon mît en place des quotas d’exportations, Satô lui répondit « zensho shimasu », ce qui fut traduit par « I will do my best ». Et Nixon de se réjouir d’un accord qu’il considérait acquis. Plusieurs mois plus tard cependant, face à l’augmentation en volume des exportations de textile japonais, Nixon, furieux de s’être fait ainsi « trompé » accusa Satô de mensonge. Il aurait dû lire l’air.  L’expression japonaise a beau signifier mot pour mot « je prendrai toutes les dispositions favorables à cet égard », n’était-ce pas un tantinet trop beau pour être vrai ? Pourquoi le Japon se serait tout à coup plié aux conditions désavantageuses exigées par les Américains ? Il est impoli de refuser dans la culture japonaise, il fallait donc s’attendre à ce que Satô s’exprime de façon équivoque et aller au-delà. C’est en faisant ce travail de chaque instant qu’on lit l’air. Mon interlocuteur cherche-t-il à me faire plaisir ? A-t-il intérêt à penser ce qu’il me dit ? Pense-t-il réellement ce qu’il dit ? Que penserais-je si j’étais lui ? C’est une lecture fastidieuse et incertaine, mais qui s’avère indispensable pour faire des affaires au Japon.

Lire l’air : une vertu pratique mais exigeante

Il est très confortable d’avoir un interlocuteur qui sait « lire l’air ». D’un côté, celui qui parle n’a pas à dire non, ce non qui gêne et qui fâche. Il dit « peut-être », il dit même parfois « oui », mais son langage corporel ou le ton de sa voix indique sa véritable intention.  De l’autre, pour celui qui écoute, c’est avoir la garantie qu’on n’abordera pas les sujets qui lui déplaisent, sans qu’il ait eu pour autant à les mentionner explicitement. Ainsi, au Japon, ne craint-on pas l’ami gênant qui « insiste » alors que vous lui avez déjà dit que vous n’irez pas boire un verre avec lui. On ne se soucie pas non plus des éventuelles questions indiscrètes. On tait les sujets polémiques. Sontaku est une élégance de l’esprit en faveur de la tranquillité des mœurs.

Cette vertu vieille de plusieurs siècles prend racine dans un trait culturel japonais distinctif : la primauté du tout sur l’individu. Les Japonais s’y forment tout au long de leur éducation. On leur enseigne à savoir manier ambages et euphémismes et à éviter de s’exprimer en des termes trop directs.

Prenons garde cependant à ne pas arrêter son jugement à « les Japonais sont hypocrites », ce qui serait un énorme contresens de sontaku. L’hypocrite est un être cupide et perfide qui trahit allègrement ses convictions pour peu qu’il y voie l’occasion de s’attirer quelques bénéfices. Il ne s’agit pas de ça avec sontaku. La communication à la japonaise n’a qu’un seul but : préserver l’harmonie au sein du groupe. Il n’est pas question de réfléchir à son avantage personnel et encore moins de trahir ses convictions. On agit dans l’intérêt supérieur de la communauté car c’est bien lui qui conditionne l’ensemble des intérêts privés. C’est au nom de l’Harmonie qu’on sacrifie les sujets qui fâchent et les mots qui blessent. Ou plutôt, on les camoufle. La parole, tout édulcorée qu’elle soit, véhicule toujours le dur sens des vrais mots ; encore faut-il réussir à le déceler, une fois fardé sous tant d’artifices langagiers.

La pesanteur de l’air

Oui mais voilà, à force d’insinuations, l’air finit par en devenir pesant. Et si savoir lire l’air est une intelligence sociale, ne pas en être capable constitue un réel handicap. Pire, c’est un facteur de discrimination. Celui qui ne sait pas lire l’air ne peut s’intégrer correctement dans la société, dans la mesure où, précisément, il dérange l’Harmonie du « tout ». On l’affuble de surnoms péjoratifs comme « KY », pour kûki ga yomenai – comprenez, « celui qui ne sait pas lire l’air ». L’Internet japonais, révélateur de cet enjeu social, foisonne de sites en tout genre qui vous expliquent comment lire l’air ; on dresse des typologies des personnes incapables de sontaku : les narcissiques, les égocentriques, les gens « my pace » – c’est-à-dire, les atypiques, les excentriques. On répugne ces gens-là. Il faut donc être irréprochable : les rapports interpersonnels étant par essence ambigus et équivoques notamment dans le monde professionnel, une seule accusation peut suffire à avoir raison de votre réputation. Et vous voilà devenu le nouvel Odd Man Out.

Ainsi est-on toujours sur nos gardes et ce, notamment lorsqu’on vous fait un compliment. Est-il réel ? Faux, mais sans arrière-pensée moqueuse (o-seji) ? Carrément ironique (iyami) ? Ou encore, ne vous est-il adressé que dans l’unique but de dénigrer quelqu’un d’autre (atedzuke) ? Dans le doute, mieux vaut toujours refuser un compliment. On vous dit que vous avez une belle chemise ? Dites au contraire qu’elle est tout à fait banale, si possible en riant légèrement d’un air gêné. Bien sûr, il ne s’agit ici que d’un cas général, or tout est question de contexte, et toujours refuser les compliments peut finir par vexer surtout entre amis. Mais si vous n’êtes pas particulièrement proche de la personne qui vous complimente, vous risquerez moins de faire un faux-pas si vous refusez le compliment.

En louant excessivement l’Harmonie, sontaku entache également la politique. On ne débat pas au Japon entre amis, on ne « parle pas politique » puisque la parole politique est éminemment polémique. Pire encore, le débat entre personnalités politiques – le seul qui ait à la limite droit de cité – pâtit de l’équivocité du langage. C’est ainsi qu’en 1988, près de 20 ans après l’affaire Satô-Nixon, Kazuhisa Inoue, un membre de la Diète (le parlement japonais) demanda au gouvernement de former un comité de linguistes afin de débarrasser le débat parlementaire de toutes ces ambivalences. Parmi les 51 occurrences linguistiques qui figuraient à l’époque dans le collimateur de M. Inoue, on trouve « eii doryoku shimasu » qui signifie littéralement « nous ferons tous les efforts possibles », mais qui est également employé comme synonyme de « cause toujours » ; ou encore « kakyuuteki sumiyaka ni » qui selon le contexte peut vouloir dire « aussi rapidement que possible » (véritable sens) ou bien l’exact opposé « c’est pas pressé, t’attendras ». Une véritable novlangue.

Lire l’air ou ne pas lire l’air. Le Japon lui-même se pose des questions, notamment dans le domaine politique où de nombreux scandales autour de sontaku ont défrayé la chronique ces dernières années. L’un des derniers en date – une affaire d’abus d’influence où le Premier ministre aurait obtenu à de proches amis une réduction de près de 90 % de la valeur d’un terrain détenu par l’État pour qu’ils puissent y construire une école, a fait la une de la presse japonaise pendant plusieurs mois en 2017. Rebondissement après rebondissement, on a vu se succéder plusieurs hauts placés se dédouaner publiquement de tout méfait en accusant, grosso modo, l’air. Ils ont agi ainsi, parce que c’est ce que l’air le leur disait. Autant dire que ces explications n’ont pas satisfait l’opinion publique.

Conclusion

Les choses changent donc au Japon, mais les changements se cantonnent à la marge et ne semblent avoir lieu qu’en politique. Et pour cause, sontaku est un élément essentiel de la culture japonaise, c’est le garant des bonnes mœurs. S’il ne semble pas totalement fonctionner avec le modèle démocratique c’est avant tout car ce dernier a été imposé aux Japonais après la guerre par l’extérieur et repose sur une prémisse radicalement opposée aux valeurs traditionnelles japonaises : le débat d’idées argumentées qui sacrifie l’autre, c’est-à-dire l’Harmonie sur l’autel de la simple efficacité. 

Certes, certaines personnes qui lisent mal l’air peuvent se faire marginaliser, pour autant ce n’est pas spécifique au Japon. Quelqu’un qui pose toujours des questions indiscrètes, qui insiste en permanence, bref qui n’a aucun tact ne sera jamais bien accueilli même en France. 

À l’Occidental perdu au Japon, n’oublie jamais : l’air peut se faire lourd, mais c’est également le catalyseur des bonnes relations sociale au pays des chrysanthèmes. 

Sources et renvois

Some Japanese (One) Urge Plain Speaking

https://vdata.nikkei.com/newsgraphics/fv20180523/

https://www.washingtonpost.com/archive/lifestyle/1991/03/14/japans-master-interpreter/0237dcfe-ec6f-4d1d-b29f-27a52ae86348/

Antoine Razeghi

Antoine Razeghi

Etudiant français en Master in Management (H2022) à HEC Paris.
Traducteur et contributeur régulier.

French student in Master in Management (H2022) at HEC Paris.
Translator and regular contributor.