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Chronique d’un beauf sur l’art contemporain
Illustration de Paul Massoullié pour KIP

Chronique d’un beauf sur l’art contemporain

Je suis un beauf qui se mêle de quelque chose qui ne le regarde pas. L’art contemporain est en effet un sujet que j’ai longtemps délaissé. Je n’y connaissais rien, mais la hargne a laissé place à l’envie d’en découdre, et l’envie d’en découdre a fait place à la recherche sur le sujet, histoire de ne pas trop passer pour un idiot.

Pirouette malhonnête : je me permets, en me disant beauf, de me soustraire de facto à l’effort de compréhension que l’on demanderait à un homme raisonnable et cultivé. Cultivé ? On essaye, c’est dur. Raisonnable ? L’art contemporain, puisque c’est notre sujet, ne semble pas être si raisonnable que cela quand des « fonds blancs sur quadrillage jaune » ou des « productions n°345 » (ces noms sont pris au hasard : je suis beauf donc je n’y connais rien, mais peut être trouverez-vous ces œuvres sur Internet, car avec l’art contemporain on peut s’attendre à tout…) sont vendus à plusieurs millions d’euros. Avant, il fallait de l’argent pour acheter de l’art. Aujourd’hui, l’art sert à faire de l’argent.

Il est difficile de démêler la complexité du sujet qui nous occupe. Un esprit malveillant comme le mien y verrait volontiers une ruse pour masquer l’imposture de nos artistes les plus « cotés ». Ready-made, dadaïstes, puis le lettrisme, l’Internationale situationniste, le happening… La liste des transgressions qui se revendiquent comme telles est longue, et c’est fait exprès. Leur point commun ? L’art était un terrain de jeu, un cadre mainte fois contesté, institutionnalisé, puis encore contesté. Aujourd’hui, le cadre n’a plus de bordures : la contestation dessine ses contours, sa remise en question est son mot d’ordre, le changement est sa tradition.

« Je suis beauf » : cela ne signifie pas que je suis moins exigeant qu’un snob en col roulé. C’est justement tout le contraire : c’est parce que mes catégories sont simples, dépouillées et claires qu’il est difficile de me séduire. Séduire. J’ai employé le maître mot. Ma thèse : l’art contemporain se passe de la beauté (d’esthétisme, de sublime ou de séduction) pour accéder directement à l’idée (on veut un message, contestataire et provoquant si possible). Et cette idée n’est même pas élevée : elle est seulement politique, c’est-à-dire bassement temporelle, éphémère et plutôt stupide (puisqu’elle laisse impunément la démocratie investir l’art). Tout cela avant de nous offrir l’ultime transgression : le plongeon dans le non-sens, dans le post-conceptuel. Beau programme.

L’artiste incompris parce qu’incompréhensible

Les artistes maudits étaient ces artistes marginalisés, exclus et incompris qui n’ont pas su, ou pu, accéder à la gloire de leur vivant. Ils étaient « en avance sur leur temps » comme le dit la formule consacrée. Et celle-ci n’a pas tort : comme le disait aussi Aragon, « Et que cela soit Chardin, Braque ou Vermeer que vous les nommiez/ Il en revient toujours un pour poursuivre la longue étude » . La longue étude, c’est cette envie d’aller de l’avant, ce sentiment qu’il y a encore beaucoup à découvrir et à créer. C’est cette idée révolutionnaire qui apporte une variation ou une déformation à la réalité pour en accentuer une part de vérité ou de beauté. Le Caravage apporte à la peinture le mystère de l’obscurité, et l’impressionnisme explore les possibilités de la lumière. Le cubisme se joue des dimensions pour cerner une réalité par-delà les points de vue. Partout, la réalité est en bras de fer avec l’artiste, elle est son partenaire nécessaire.

C’est alors qu’entre en jeu l’art contemporain. Celui-ci n’est pas un art qui se contente, comme son nom l’indique, d’épouser tout ce que la réalité nous vomit (en quoi l’expression serait fondamentalement neutre et pas très amusante) : elle est en réalité l’art conforme à l’esprit du temps. Or l’esprit du temps est celui qui a décidé de donner congé à la réalité (un peu trop contraignante, et, pour tout dire, un peu fasciste sur les bords). Nous voici libérés. Tout est enfin possible. Mais le lien entre l’artiste et son public est fêlé. Le rejet du figuratif et le goût pour l’abstraction, n’en déplaise au grand Kandinsky, est à l’origine de cette coupure. Depuis, c’est la dérive des continents, et le XXème siècle a fait de l’élargissement de ce fossé son programme. « Le ready-made est une façon de nier la possibilité de définition de l’art » proclamait, avec la fierté de l’iconoclaste qui casse sans trop savoir comment remplacer, Marcel Duchamp. Comme ça l’arrange : si on ne peut plus circonscrire le champ artistique, c’est le jugement même qui est frappé d’illégitimité : l’artiste se donne lui-même l‘onction sacrée (et s’autorise par là-même à ne plus payer de taxe sur ses produits manufacturés : évasion fiscale qui plus est ?).

L’artiste est donc incompris : il s’exprime, pas besoin d’aller plus loin. De toute façon, l’intelligentsia est là pour le pousser sur le devant de la scène, et la classe politique avec [1]. Pourquoi ?

– Par peur de passer pour un idiot, il est de bon ton de faire comme si ce qu’on nous met sous les yeux recelait une sagesse inestimable (enfin, chiffrée au moins à quelques millions d’euros tout de même).

– Pour conjurer nos erreurs passées et pour nous exorciser d’avoir rejeté et laissé mourir aussi tristement un Van Gogh, un Molière, un Mozart, ou un Modigliani. Par peur d’exclure un possible génie, on en vient à ne plus exclure personne.

– Parce que l’engagement politique, assorti du goût pour la critique, est une des maladies de notre époque. Et cet engagement a choisi son camp : celui de la délégitimation systématique devenue rengaine et slogan de la « violence symbolique » apportée par la verticalité du monde d’hier (et a fortiori celui de l’art, qui était le plus hiérarchique).

Aujourd’hui, l’art ne se veut plus vertical, mais horizontal. Lisez ces magnifiques poèmes faits par des collégiens de ZEP que nous avons affichés pour vous, rien que pour vous, dans le métro : un Rimbaud est parmi eux, simple calcul statistique. « Faisons sortir l’art des musées », « faisons rentrer l’art de la rue dans les musées », « brisons les codes », « que le spectateur soit acteur de l’œuvre »

Mais en réalité, deux tendances s’affrontent, ce qui fait que le monde artistique actuel n’est ni vertical ni horizontal, mais oblique. L’art contemporain a en effet deux pôles : l’un est snob, l’autre est démocratique. L’un s’émerveille de sa hauteur intellectuelle, l’autre dessine le projet d’inclure dans l’art les classes sociales longtemps mises à l’écart par la violence symbolique d’un Rembrandt ou d’un David. L’un est aristocrate et croit toucher à l’universalité via un concept qui nécessite un doctorat en bullshit pour l’appréhender, l’autre est relativiste et politique, il cherche à ouvrir l’art, à le faire descendre de son piédestal intimidant.

Ainsi, la composition ne parle plus aux spectateurs, car ces derniers ne sentent même plus l’humain derrière l’œuvre (voir par exemple les lignes si monotones de Pierre Soulages, dignes d’un meuble Ikea), comme on pouvait encore sentir le pinceau glissant d’un Kandinsky ou le mouvement frénétique d’un Pollock. Car oui, ces deux derniers font partie des artistes qui créent la fissure entre l’artiste et son public, mais l’homme était encore présent derrière leur abstraction. Désormais, l’abstraction est devenue déshumanisée [2]. Une étape supplémentaire a donc été franchie.

La beauté au passé, l’intelligence au présent

L’intelligence, la profondeur, la sagacité, et le goût de l’interprétation sont des qualités, il est vrai, merveilleuses. En plus de leur valeur intrinsèque, elles permettent de nous guider dans ce monde de brutes, et l’art fait partie de ces choses qui font que la vie mérite d’être vécue. Mais l’œuvre d’art est aussi une synthèse complexe entre la beauté et l’intelligence, entre la sensibilité et la raison en action. Une œuvre d’art peut être belle, c’est-à-dire harmonieuse, qui flatte nos sens, tout comme elle peut être sublime en saisissant nos sens un court instant, souvent par l’effroi. Dans tous les cas, c’est l’humain irréfléchi en nous qui est affecté, touché. Ensuite, l’œuvre s’adresse à notre réflexion. Elle nous interroge. Elle sollicite notre intelligence. Etant historique, il faut faire l’effort intellectuel de la contextualiser pour appréhender le message qu’elle porte. Ou bien il faut simplement chercher à comprendre le message intemporel qu’elle dégage (les vanités, l’amour, la douleur…). Ce sont ces deux aspects successifs de l’œuvre d’art qui la rendent véritablement artistique : la beauté puis l’intelligence, le saisissement puis l’effort de réflexion. Elle s’adresse alors à l’homme dans son entier, elle est complète, elle est totale. L’art contemporain, quant à lui, croit avoir épousé cette totalité en se figurant que l’abstraction pure pouvait apporter des réponses. D’autres, au contraire, se concentrent uniquement sur la beauté et leur virtuosité plastique en nous proposant un message politique (souvent contestataire vis-à-vis de la société, ou bien vis-à-vis de l’art lui-même : “regardez comme l’art n’a aucun sens, mais achetez ma toile s’il-vous plaît”). Voire, pour les plus aventureux, en cherchant du sens dans le non-sens.

Mais c’est oublier que le propre de l’homme est certes son pouvoir conceptuel, mais il ne se définit pas entièrement par ses capacités cérébrales. Il peut aussi se limiter dans la sphère du corps et dans une partie raisonnable de la raison sans se jeter pour autant dans le néant. Telle est la condition nécessaire et suffisante pour faire plaisir au beauf que je suis.

« Sur le cadran de la peinture européenne, les aiguilles marquaient minuit »

« Un jour, à New York, il visita le Musée d’Art Moderne. Au premier étage on exposait Matisse, Braque, Picasso, Miró, Dali, Ernst ; Rubens fut enchanté : les coups de pinceau sur les toiles exprimaient un plaisir frénétique. Tantôt la réalité subissait un viol grandiose, comme une femme agressée par un faune, tantôt elle affrontait le peintre comme un taureau le torero. Mais à l’étage supérieur, réservé à la peinture plus récente, Rubens se retrouva en plein désert : nulle trace des joyeux coups de pinceau ; nulle trace de plaisir ; disparus, les toreros et les taureaux ; les toiles avaient banni le réel, quand elles ne l’imitaient pas avec une obtuse fidélité. Entre les deux étages coulait le Léthé, le fleuve de la mort et de l’oubli. Rubens se dit alors que s’il avait fini par renoncer à la peinture, c’était pour une raison plus profonde, peut-être, que le simple manque de talent ou de persévérance : sur le cadran de la peinture européenne, les aiguilles marquaient minuit ».

Milan Kundera, L’Immortalité

Illustration

Création de Paul Massoullié pour KIP

Sources et renvois

[1] On se souvient de l’inénarrable Jack Lang qui imposait l’installation sur la place du Palais Royal des « colonnes de Buren », officiellement appelées Les Deux Plateaux de Daniel Buren. La rue n’appartient plus au peuple : on lui a imposé d’en haut la présence répugnante de ces formes sur son territoire.
Plus près de nous, en 2014, la vandalisation de l’œuvre de Paul McCarthy « Tree » , qui jouait sur sa ressemblance avec un plug anal, avait fait réagir Anne Hidalgo, la gardienne de la liberté d’expression et d’exposer ses obscénités en public : elle a prévenu contre le retour d’une définition de l’art dégénéré. Point Godwin avez-vous dit ? Et oui, malheureusement.
[2] Un des projets en cours dans le monde de l’art est d’ailleurs de laisser l’IA, grâce au Big Data, réaliser par elle-même des œuvres d’art…
Yann Sassi

Yann Sassi

Étudiant français en Master in Management (Promotion 2021) à HEC Paris.
Contributeur régulier.

French student in Master in Management (Class of 2021) at HEC Paris.
Regular contributor.