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Illustration par Kim Provent pour KIP.

La Chine, temple de la consommation : Immersion dans l’Amazon chinois Taobao

Université Fudan, Shanghai, 21 heures. Dans la pénombre de la rue de la Porte Nord, des étudiants se tiennent en ligne, la tête baissée, leurs yeux rivés sur leur écran de téléphone. Au bout de la queue, une camionnette remplie de paquets marrons stationne. On y aperçoit deux hommes sortant des centaines de colis un par un. Ils sont guidés dans leur recherche par un numéro de 10 chiffres marmonné par des étudiants pressés. La queue avance vite, le temps est une denrée rare. Dentifrice, coque de téléphone, cahiers ou même rideaux – derrière l’apparente homogénéité du marron des emballages se cachent mille et une denrées. 

Plus loin, dans l’enceinte de l’université, un centre 菜鸟 cainao établi pour l’occasion entrepose des centaines de paquets. Le self-service règne. Après avoir passé un petit portique métallique digne des aéroports, la caverne d’Alibaba apparaît enfin. L’on découvre un véritable hangar rempli d’étagères scientifiquement organisées, au sein desquelles chacun se met à la recherche de son emballage, à l’aide du numéro apparaissant dans l’application. Une fois trouvé, le précieux colis est déposé sur une borne scanner, avec un code barre provenant du même téléphone. La machine fait bip, c’est gagné. Des employés regardent ce spectacle en silence, lassés par l’incessante cacophonie des machines scannant et des portiques coulissant. En tout, cette opération aura duré quelques minutes seulement. 

Quelques heures plus tôt, assis en classe, dans leurs chambres ou même marchant dans la rue, ces mêmes étudiants scrollent avec nervosité leurs écrans portables. L’absorption est totale, les uns ont la tête baissée, les autres ont leurs téléphones à quelques centimètres de leur visage. Aucun d’entre eux ne décolle, ne serait-ce qu’une seconde, leurs yeux de la sainte lumière bleue. À la manière d’un jeu vidéo, tout est programmé pour maintenir leur attention maximale : couleurs, sons, bannières publicitaires mouvantes et petits personnages se juxtaposent pour rendre l’expérience complètement immersive. Le processus est addictif, la dopamine procurée à chaque clic maintient la concentration. Il suffit de quelques secondes pour mettre le doigt sur l’objet convoité, l’algorithme de l’intelligence artificielle ayant déjà fait le travail de débroussaillage préliminaire – dès qu’un produit est repéré, il est ajouté au panier virtuel. En une reconnaissance faciale ou en un clic, le précieux est commandé. Il ne reste plus qu’à attendre. Quelques jours, voire même quelques heures. 

Se met alors en place un étrange circuit, depuis les sites de stockage à Hangzhou ou Guangzhou (Canton) jusqu’à la livraison à domicile par des hommes en scooters, reconnaissables à leurs tenues bleues flashy. Souvent, lorsque vous traversez les rues de Shanghai, vous devez faire attention à ces véritables fous du volant, qui ne rechignent pas devant le danger imminent, mus par l’angoisse de respecter le temps imparti. Tik-Tok-Tik-Tok. Votre écharpe préférée doit arriver avant 14h37, gare au livreur qui dépassera l’implacable chronomètre. Tik-Tok-Tik-Tok. Le tourbillon de la consommation a un rythme effréné, il répond au slogan immuable du toujours plus nombreux, toujours plus rapide, toujours moins cher. 

Ce phénomène a un nom, Taobao 淘宝, la célèbre filiale de la marque Alibaba. Derrière cet empire à plus de 830 milliards de capitalisation boursière – la sixième entreprise mondiale1au 26 octobre 2020, source https://www.cafedelabourse.com/actualites/alibaba-notre-analyse-mastodonte-chinois-e-commerce – se cache un homme, Jack Ma. Incarnation du « rêve chinois »2employé par Xi Jinping le 29 novembre 2011, alors tout juste devenu secrétaire général du Comité Central du PCC, pour désigner le renouveau chinois. Expression d’un imaginaire collectif, à mi-chemin entre processus de l’identification et mode de vie 中国梦话, Jack Ma commence les affaires à Hangzhou, sa ville natale dans la province du Zhejiang dès 1999. La même année, 25 millions de dollars sont levés auprès de Goldman Sachs, Softbank et Fidelity. Puis c’est le début de la fortune. Entre 2003 et 2010, Taobao, pour la livraison de marchandises en ligne, Alipay, pour les paiements mobiles et Aliexpress, pour la vente en gros et au détail, sont créés. En 2014, Alibaba entre en bourse à Wall Street. Cinq ans plus tard, le « jeune dirigeant global »3nommé ainsi lors du forum économique de Davos de 2018, prend sa retraite tout en conservant son mandat de président d’administration, laissant derrière lui, un empire.

L’ère Jack Ma, c’est également l’apogée de l’ère du surconsumérisme4« niveau de consommation situé au-dessus des besoins normaux ou d’une consommation moyenne. Au-delà d’un certain seuil, la surconsommation est un facteur de surexploitation de ressources naturelles »https://fr.academic.ru/dic.nsf/frwiki/1584167). Aux oubliettes les objectifs du développement durable, si chers à notre Occident. Ici l’on peut enfin consommer. Consommer pour oublier le difficile siècle passé, au cours duquel les guerres, le maoïsme et ses dérives ont laissé une trace indélébile dans les consciences. Désormais, dans les grandes villes chinoises, il existe un réel besoin à la consommation. Parce que c’est facile, parce que c’est accessible, parce que c’est enfin possible. La Chine en un rien de temps s’est développée. À la manière d’un opiacé antalgique, la consommation permet aux Chinois de calmer leurs blessures ouvertes du passé, pour que plus jamais leurs enfants ne connaissent famine et privations.

L’inspirant Jack Ma en personne, lors du Forum Economique de Davos de 2018, s’étonnait : “when we need too much we destroy a lot of things. All we want is to get more. We want more things. We want to go to the moon, we want to go to Mars. we are always outside looking”5“Lorsqu’on a besoin de trop de choses, on détruit beaucoup de choses. Tout ce qu’on veut, c’est avoir plus. Aller sur la Lune, sur Mars, etc… On regarde toujours vers l’extérieur.”.

Jack Ma, simple pantin d’une société humaine qui perd pied ? Je vous laisse méditer. 

Sources

Laura Parascandola

Laura Parascandola

Etudiante en double master Sciences Po - HEC. Membre de KIP et contributrice régulière.

Sciences Po - HEC dual master student. Member of KIP and regular contributor.