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Illustration de Maxence Martin pour KIP.

Aux origines du populisme : Georges Boulanger, le Général Revanche (2/5)

Le destin de la IIIe République a bien failli basculer par une soirée glaciale de l’hiver 1889. Au soir du 27 janvier, des badauds se pressent par dizaine de milliers au Café Durant sur la place de la Madeleine dans l’espoir d’apercevoir leur héros du soir, le Général Boulanger. Ce dernier vient de remporter haut la main les élections législatives partielles de la Seine. Il compte pas moins d’une centaine de milliers de voix d’avance sur son adversaire direct, le radical Édouard Jacques, Président du Conseil général et figure de l’establishment politique. Ce succès électoral a des allures de camouflet pour un gouvernement républicain qui a, au mépris de la loi, mis en branle sa machine de propagande pour soutenir son poulain et faire barrage au candidat Boulanger. Mais, malgré les difficultés, il l’a emporté et désormais, c’est lui qui est ovationné et porté en triomphe par les masses parisiennes. Elles l’interpellent. Elles veulent qu’il marche sur l’Élysée, qu’il perpètre un coup d’État, qu’il enterre la « République des causeurs ». Pourtant, il ne cille pas ; il ne cède pas à la tentation malgré l’opportunité qui se présente à lui. Celui qui est habituellement désigné par ses détracteurs comme un apprenti dictateur se fait, ce soir-là, légaliste, au grand dam de ses soutiens. « Minuit cinq. Depuis cinq minutes, le boulangisme est en baisse »[1] déplore Georges Thiébaud, son compagnon de la première heure.

Ce 27 janvier 1889, Georges Boulanger a laissé passer sa chance. Jamais plus il n’aura ne serait-ce que la possibilité de ravir le pouvoir. Il n’aura fait qu’ébranler la République mais il ne l’aura pas abattue. Je vous propose de revenir sur les aventures qu’a vécues cet homme intriguant, passionnant et hors du commun, et sur le mouvement qui portait fièrement son nom, le boulangisme, l’avatar d’antan du populisme contestataire et plébéien.

Le schéma est à présent bien connu : il est, lors d’une ère troublée, un homme providentiel capable seul de remédier aux maux de la Nation. Georges Boulanger, en fin connaisseur de l’Histoire de France, en a conscience et en joue. Il mise sur cette image de sauveur. Il faut dire qu’il tombe à point nommé. La IIIe République est alors dans la tourmente. Parlementaire, elle est continuellement minée par son instabilité : des gouvernements sont constitués un beau jour, puis ils tombent le lendemain. Inachevée, elle n’a jamais tranché entre réaction et révolution. Son caractère bâtard fait d’elle une république modérée, tempérée, sans aucune saveur et qui ne contente personne. Pis encore : elle est une démocratie fragile parce qu’elle repose sur un consensus versatile entre « opportunistes », un rassemblement de républicains progressistes tournés vers demain et de monarchistes modérés nostalgiques d’hier. Pour ne rien arranger, elle est empêtrée depuis 1873 dans une récession mondiale, la Grande Dépression, et éclaboussée par l’éclatement de scandales politico-financiers, à commencer par celui des décorations. Résultat : hommes politiques et financiers n’inspirent plus confiance. Partout, le peuple grommelle, grogne et gronde. 

C’est sur cette colère légitime et populaire que capitalise habilement le Général Boulanger. À chacune de ses harangues, il prend soin d’opposer les tout-puissants décisionnaires politiques, « tous pourris », aux modestes et humbles citoyens, oppressés et muselés. Lui redonnera la parole et le pouvoir au peuple. Tel est le message que véhicule la propagande boulangiste. Elle introduit par la même une figure de rhétorique dorénavant courante dans le débat public : l’antagonisme « nous » contre « eux ». Pour beaucoup, le Général Boulanger sera celui qui balayera une classe politique devenue héréditaire, grégaire, et qui a accaparé le pouvoir à son unique profit.

Boulanger ne s’arrête pas en si bon chemin. En digne représentant de l’esprit de son temps, il sombre dans le sentiment anti-allemand. À l’heure où la germanophobie gangrène la société française toute entière, où la nostalgie de l’Alsace-Moselle est entretenue par la culture populaire et l’école républicaine, où l’on croit en la soumission des « territoires perdus » à un régime oppressif et violent, Georges Boulanger entretient la lueur de la vengeance et incarne l’esprit revanchard. Ce n’est pas pour rien qu’on le nomme affectueusement le « Général Revanche ». Son obsession : laver l’affront de la débâcle de 1870. Pour ce faire, il exalte le nationalisme. En tant que Ministre de la Guerre, entre janvier 1886 et mai 1887, il fait repeindre les guérites en tricolore, défile en grande pompe, fait ériger des baraquements militaires dans le territoire frontalier de Belfort, et brandit tantôt la menace d’une mobilisation générale, tantôt celle de l’ultimatum. Il va même jusqu’à faire interdire, à Paris, toute représentation de l’opéra wagnérien Lohengrin ! C’est dire s’il est enragé. Mais, cette fermeté, à l’époque, plaît. Mieux : elle séduit de nombreux Français.

Le boulangisme est une mouvance populaire qui ratisse large, à droite comme à gauche, et qui transcende les clivages politiques traditionnels. Il rassemble tous les mécontents, tous les malheureux, tous les opposants et autres détracteurs de la IIIe République. Il charme les réactionnaires, à commencer par les légitimistes et les orléanistes. Il flirte, souvent, avec les bonapartistes. Mais, « en même-temps », il obtient l’aval des masses ouvrières et le soutien de leurs têtes pensantes. Il compte par exemple parmi ses partisans un certain Henri Rochefort, virulent polémiste anticlérical et communard, et exerce une influence certaine au sein des milieux blanquistes. En définitive, chacun voit en Boulanger ce qu’il veut bien voir : les conservateurs pensent qu’il sera l’homme qui abattra la particratie parlementaire et rétablira l’ordre et la morale dans le pays ; les socialistes, eux, estiment qu’il proclamera la République sociale et égalitaire tant espérée depuis 1793 et qu’il améliorera le sort des plus démunis. Morcelé en plusieurs courants, le boulangisme repose sur un électorat variable et ô combien précaire. 

Pour réunir ces électeurs aux voix si discordantes, le programme boulangiste se veut vague. Il tient en trois concepts : dissolution, révision, constituante. En résumé, nous démantèlerons la république parlementaire puis nous aviserons. Georges Boulanger, pour ne pas s’aliéner une faction de son électorat, se perd en discours lacunaires durant lesquels il ne fait que de grandes promesses, mais n’évoque rien de concret. Boulanger, dit-il, ce sera le pain, la paix, la prospérité.

Le boulangisme n’est rien d’autre que Boulanger lui-même. Il n’est pas à proprement parler un courant d’idées mais plutôt un mouvement personnifié et surtout personnel. Le Général Revanche fédère autour de son nom et de sa personne : il est un bel homme à l’œil bleu vif et clair, à la forte moustache blonde, au nez bien dessiné ; il est un militaire intègre à la renommée nationale ; il est un chef charismatique et populaire. Sur les bons conseils de son ami et confident Arthur Dillon, il s’inspire des stratégies de communication venues d’Outre-Atlantique. Il se met en scène lors de démonstrations de force : le 19 avril 1888, pour fêter sa victoire aux élections législatives partielles du Nord, il traverse la capitale, de l’Opéra à la Concorde, dans un landau tiré par deux alezans superbes ornés de cocardes et d’œillets rouges, conduit par un cocher en livrée étincelante, le tout au milieu d’une foule comptant une dizaine de milliers d’admirateurs. Il fait émettre des produits dérivés pour gagner en visibilité. Il est l’objet de slogans accrocheurs scandés par la foule, à l’instar du fameux « c’est Boulange, Boulange, Boulange, c’est Boulanger qu’il nous faut ». Il est loué dans des chansons populaires et est coutumier des formules à l’emporte-pièce qui font parler d’elles. Enfin, il abuse de la candidature multiple en se présentant simultanément dans plusieurs circonscriptions dans l’optique de transformer le scrutin législatif en un plébiscite présidentiel.

Sa réputation et son esprit n’ont pourtant pas été suffisants pour lui éviter le déshonneur : le Général Boulanger n’a pas fait long feu sur la scène politique nationale. Les tenants du système, confortablement installés dans le luxueux cabinet de leur appartement, ont requis, puis acquis, son assassinat. Apeurés et effrayés par cet homme qui bousculait les conventions établies, ils se sont ligués contre lui pour mieux le calomnier et le discréditer. Ce sont ces chiens de garde aux ordres du gouvernement qui ont fait des pieds et des mains pour l’empêcher de parvenir à ses fins. À Boulanger d’être la première victime répertoriée du front républicain.

Les analogies entre 1799, 1851 et 1889 sont pléthoriques. Boulanger n’est pas sans rappeler les Bonapartes : lui aussi avait en horreur le parlementarisme ; lui aussi était attaché à la souveraineté populaire ; lui aussi avait le souci de concilier les intérêts des classes sociales, si antinomiques soient-ils. Pour ses critiques, Boulanger était un nouvel Empereur. Le président du Conseil Charles Floquet l’apostropha en pleine séance et tonna : « à votre âge, Napoléon était mort. Et vous ne serez, vous, que le Sieyès d’une constitution mort-née. »[2] Pourtant, le Général s’est toujours défendu d’être l’héritier de Louis-Napoléon, qu’il condamnait sans vergogne, l’accusant d’avoir enlevé au peuple de France « ses libertés les plus essentielles et les plus chères pour le livrer à l’arbitraire des fonctionnaires »[3] et d’avoir restauré « le droit monarchique dans ce pays » [4].« Si nous recommençons notre histoire, ce n’est pas pour revenir à 1851, promettait-il, mais bien à 1789. »[5]

Le bonapartisme fut l’initiateur du populisme moderne. Le boulangisme n’en fut que l’épigone : il ne pouvait être qu’un « bonapartisme qui ne réussit pas »[6] parce que Boulanger n’avait ni l’étoffe ni la consistance d’un Bonaparte. Ses soutiens rêvaient de brumaire et de décembre ; lui ne songeait même pas au coup d’État. Le souvenir fantasmé de cette rocambolesque soirée de janvier 1889 est devenue une référence pour les courants nationalistes et réactionnaires. Après la mort du Général Boulanger, ils ne cesseront, au sein leurs ligues, de se concerter et s’organiser pour renverser, une bonne fois pour toutes, « la Gueuse ». Ils y manqueront de justesse un certain 6 février 1934. 


Sources et renvois

[1] Yvan COMBEAU, « Le Boulangisme dans tous ses mouvements (1886 – 1891), Mappemonde, mars 1993.

[2] Jean GARRIGUES, Le boulangisme, PUF (Que sais-je ?), 1992.

[3] Georges BOULANGER, discours prononcé à Nevers, 2 décembre 1888.

[4] Ibid.

[5] Ibid.

[6] Arthur MEYER, Ce que mes yeux ont vu, Plon, 1912.

Maxence Martin

Maxence Martin

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2022).
Rédacteur en chef de KIP (2019-2020)

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2022).
Chief Editor of KIP (2019-2020)