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Bikesharing
Montage de Hugo Sallé pour KIP

Le bikesharing en voit de toutes les couleurs

En avril 2017, JCDecaux perd le marché qu’il contrôle depuis 2007, Smoovengo – un tout petit acteur comparé à JCDecaux – a promis à la Mairie de Paris des vélos plus légers (un peu), pour une partie d’entre eux électriques (objectifs verts de la Mairie obligent), mais un peu plus chers. Néanmoins, le nouvel opérateur Smoovengo semble dépassé par les bornes. En six mois à peine, l’entreprise devait implanter 47 000 bornes dans Paris et 65 autres communes franciliennes et déployer une flotte de 25 000 vélos, dont 1/3 devraient être électriques. Au premier jour de la nouvelle année, seulement 80 stations étaient ouvertes, contre les 300 prévues et l’écart entre promesses et réalité continue de se creuser : trois mois après le lancement du nouveau Vélib’, on ne compte qu’environ 500 stations ouvertes, alors que le nouveau prestataire en promettait 1 400, puis finalement 1 000 pour le 31 mars. L’objectif de 80 nouvelles stations par semaine annoncé par le PDG de Smoovengo n’a jamais été atteint et a même tendance à baisser. Par conséquent, l’entreprise a décidé de rembourser aux abonnés les mois de janvier, février, puis mars et doit verser des pénalités d’un million d’euros pour ces trois mois à la Mairie de Paris.

La Mairie est sous le feu de la critique avec le fiasco du Vélib’ (qui s’ajoute aux autres « dossiers » : interdiction des berges à la circulation, annulation du marché publicitaire de JCDecaux). Schizophrène, elle se trouve forcée d’apporter son soutien au nouvel opérateur pour atténuer la grogne en mettant à disposition des employés municipaux pour les travaux sur les bornes – ce qui est assez dangereux d’un point de vue juridique et pourrait constituer une entorse à la concurrence -, alors même qu’en tant que membre du Syndicat Autolib’ Vélib’ Métropole (SAVM), elle tape sur les doigts de Smoovengo à coup de douloureuses d’un million. La Mairie se voit obligée de payer les pots cassés d’un opérateur dont son avenir politique dépend désormais.

Parallèlement, en octobre, profitant de l’appel d’air créé par le départ de JCDecaux et les cafouillages de Smoovengo, trois opérateurs de vélos sans bornes débarquent à Paris, inondant les rues de bicyclettes aux couleurs acidulées.

Le groupe chinois Ofo débarque le premier à Paris, début décembre 2017 : fondée il y a deux ans en Chine, l’entreprise revendique plus de 200 millions d’utilisateurs et quatre milliards de trajets à travers le monde. Le deuxième gros opérateur, Gobee.bike (celui aux machines vertes) est une start-up hongkongaise. oBike (les bécanes orange), le troisième larron, est une entreprise singapourienne. Enfin, Mobike (entreprise pékinoise) a rejoint la course mi-janvier avec ses bolides gris-orange. Notez que ces quatre entreprises viennent d’Asie du Sud-Est, berceau du bikesharing, mode de fonctionnement très vite adopté par la Chine en particulier. Là-bas, les problèmes dont s’émeuvent aujourd’hui les Parisiens sont connus de longue date : des photos de montagnes de vélos abandonnés en tas dans les rues circulent.

Des vélos « flottants » au fond de l’eau

Par rapport à l’encombrant Vélib’, ces vélos sont légers, mais, corollaire, se cassent facilement et les cadavres de bicyclettes jonchent les coins de rues. Sans borne, ils peuvent être déposés n’importe où après utilisation, ce qui n’encourage pas le sens civique des utilisateurs qui s’en délestent au fond de la Seine où n’importe où ailleurs. L’absence de bornes font que celles-ci sont souvent dépassées : certains en profitent pour « privatiser » les deux-roues, les stockant chez eux en attendant d’en avoir besoin.

Le succès des vélos en libre-service s’explique surtout par des prix alléchants : 0,5 € pour 20 minutes chez Ofo contre 0,5 € pour 30 minutes chez Gobee.bike et o.Bike et 1 € pour 30 minutes pour Mobike (ce qui selon BFMTV veut dire que Ofo est le moins cher, mais passons). Si des prix aussi dérisoires assurent un engouement démesuré pour ces vélos, ils peinent à couvrir leur entretien et les réparations.

Pour Gobee.bike, l’addition de son séjour européen a été dure à avaler : trois mois après avoir déployé sa flotte à Reims, Lille et Bruxelles, l’entreprise, au regard de trop nombreux dégâts, avait dû les retirer. À Reims, 400 Gobee bikes avaient été déposés dans les rues début novembre ; il n’en restait plus que 20 début janvier, relève le journal L’Union (95 % de taux de destruction). Le samedi 24 février, l’entreprise a annoncé qu’elle jetait l’éponge aussi à Paris et Lyon, se retirant dès lors définitivement de France. Fin avril, la société a également décidé de ne plus opérer en Italie, en précisant que 60 % de sa flotte en Europe avait été vandalisée ou volée. Les limites du bikesharing lui sont donc inhérentes, on ne peut les attribuer à un mauvais esprit spécifiquement français.

Les limites du sans-bornes

Si le spectacle des déboires des grands opérateurs de bikesharing à Paris a douché l’enthousiasme de beaucoup de petits concurrents, d’autres continuent à se précipiter sur le marché parisien. Pourquoi cette hâte à être parmi les premiers à s’implanter dans un nouveau marché ? Parce que le bikesharing est un secteur à externalités positives ou effets de réseau : plus il y a d’utilisateurs, plus il y a de vélos et plus le système est pratique pour le consommateur qui peut trouver une machine rapidement. Mobike – entré un peu plus tard sur la scène parisienne – a misé justement sur le fait de déployer tout de suite une flotte importante, de l’ordre d’une dizaine de milliers de vélos en prévision plutôt que 2 ou 3 milliers pour ses concurrents.

Les entreprises du bikesharing espèrent appliquer le modèle Uber au marché de la location de vélos : contester le monopole d’un opérateur protégé (les taxis et leurs licences pour Uber, les Vélib’ subventionnés par la Mairie pour les vélos arc-en-ciel) pour faire baisser brutalement les prix, offrir un service souple par application et être le premier à envahir un marché, même si cela signifie opérer à perte, pour s’inscrire dans les usages et noyer les concurrents.

Le bikesharing, acmé du modèle capitaliste de libéralisation, expose les limites de ce système. En promouvant une parfaite flexibilité du produit, louable n’importe quand, n’importe où, sans aucune contrainte, il déresponsabilise totalement le consommateur. Au point que – illustration spectaculaire de l’ampleur des dégâts infligés à ces pauvres vélos – les coûts d’entretien dépassent le prix du produit. Un modèle économiquement parfaitement cohérent voire prometteur est miné par le comportement égoïste du consommateur que ce modèle a pourtant lui-même nourri. Les vélos flottants encouragent le client à les utiliser sans se poser de questions, et c’est ce qu’il fait le mieux.

Illustration : Le Tour de la Seine à vélo
Montage de Hugo Sallé pour KIP

Sources et renvois

Anouk Pradier

Anouk Pradier

Étudiante française en Master in Management à HEC Paris.
Membre de KIP, contributrice régulière et traductrice.

French student in Master in Management at HEC Paris.
Member of KIP. Writes regularly and translates articles.