KIP

Arrêtons l’inflation… photographique !

Depuis 2010 et le lancement d’Instagram, plus de 10 milliards de photos y ont été postées. Ce chiffre donne une idée du nombre gigantesque de clichés qui sont pris chaque jour dans le monde. Les appareils numériques puis les smartphones ont largement contribué à cet essor en rendant la photographie facile, peu chère et en permettant de faire aisément des photos de très bonne qualité. Aujourd’hui, la photographie est clairement un des loisirs qui compte le plus d’adeptes. Tout le monde est concerné : des parents immortalisant les premiers pas de leurs enfants jusqu’aux explorateurs désireux de ramener de sensationnels clichés de leurs voyages exotiques. 

Mais alors, pourquoi prenons-nous autant de photos ? 

Même si elle peut apparaître triviale, cette question est importante car elle nous pousse à réfléchir à cette pratique qui est devenue un véritable réflexe pour beaucoup d’entre nous. D’où nous vient cette habitude de faire passer l’appareil avant nous, quitte à perdre un peu de la beauté de l’instant ?

Capturer de beaux moments fugitifs 

Historiquement, il semble que la photo ait été utilisée afin de pouvoir conserver l’image d’instants périssables (avant son apparition et son développement à une échelle plus importante, la peinture remplissait d’ailleurs ce rôle avec le portrait, le paysage, non sans ajouter pour les plus grands peintres une touche artistique déterminante). La photo est dès lors devenue la technique idéale pour conserver des images de nos proches, une trace d’instants que l’on a vécus, que l’on a aimés mais que le temps a fini par engloutir. Beaucoup de personnes conservent chez elles des albums de famille avec des photos de leurs ancêtres, de la naissance, des premières années de leurs enfants, de leurs amis et de bien d’autres souvenirs encore. La photo a une valeur de mémoire. Elle est le témoignage d’un moment passé. Prendre une photo peut ainsi devenir un remède face à l’usure du temps, un moyen de faire vivre des instants pour toujours. Sans doute ce désir traduit-il notre peur du temps qui passe. 

Des photos pour nous ? 

Une seconde explication à cet élan photographique réside dans l’émergence des  nouveaux réseaux de communication ces vingts dernières années. Avec la naissance et la démocratisation des réseaux sociaux, les photos que nous prenons ont pris un sens bien différent. Elles n’ont plus seulement une valeur sentimentale et familiale. Nous ne les prenons plus seulement pour conserver dans la sphère privée des instants que l’on a tout particulièrement aimés. Une partie importante de nos photos a seulement vocation à être vue par les autres. Elles ne nous concernent plus directement. Nous ne les prenons plus pour nous. Ces photos sont prises dans le but de plaire, de séduire et de se montrer sous son meilleur jour. Ces photos de « représentation » existent bien sûr depuis l’apparition de la photo (aller se faire tirer le portrait chez les frères Nadar était une étape obligée au XIXème siècle pour les hommes à la mode !), mais l’ampleur que ces images prennent aujourd’hui est incomparable. Il ne s’agit plus seulement des personnalités en vue, mais de tout le monde ! 

La manière de prendre ces photos est donc bien différente. Bien sûr, même des photos prises à destination de la sphère privée sont bien souvent mises en scène : on demande aux enfants de sourire et on veut que chacun regarde l’appareil en même temps. Mais la mise en scène est alors relativement peu importante et n’est pas constitutive de ce moment. Au contraire, les nombreux clichés postés sur les réseaux sociaux sont bien souvent profondément mis en scène, au même titre que pourraient l’être des publicités (ce qu’ils sont d’ailleurs parfois). 

Dès lors, la photographie semble perdre son caractère de témoignage d’un moment passé et qui ne saurait revenir. Il ne reste plus qu’une mise en scène. Le témoignage n’en est plus un. La photo perd sa valeur première: tenter tant bien que mal d’être une restitution authentique de ce qui a eu lieu. Elle devient plus immédiate. Elle n’a plus vocation à être vue plus tard mais immédiatement. Elle devient, à son tour, instant. Un instant bien souvent représenté et vécu sans spontanéité, ce que l’on ne peut que regretter. 

De la photo au moment 

Un piège majeur émerge alors, dans lequel beaucoup sont tombés : la photographie, loin d’être un témoignage d’un moment passé, est à l’origine des expériences que nous vivons car nous organisons certaines de nos activités en fonction des photographies que l’on pourrait y prendre. Le rapport est alors complètement inversé. Ce ne sont plus les bons moments qui créent les photographies, mais le désir de faire des photographies qui créent des mises en scène. On ne vit plus alors les moments pour eux-mêmes, mais pour pouvoir en prendre des images et les montrer. Les images, lorsqu’elles prennent une place trop importante, détruisent alors les précieux instants dont elles devaient garder le souvenir intact.  

Un abandon du moment présent 

Ainsi donc, cette prolifération de photos semble prendre sa source dans notre peur de perdre les instants que nous aimons ainsi que dans notre désir de reconnaissance. Si elles sont bien différentes, ces deux explications semblent toutefois avoir un point commun qu’il est important de relever : elles nous éloignent de l’instant présent. Dans le premier cas, c’est une peur tacite de voir le temps filer et ne rien nous laisser qui nous pousse à appuyer sur l’appareil. Mais lorsque cette peur nous saisit, cela signifie que nous sommes déjà un peu en retrait par rapport à ce que nous vivons. Nous ne sommes plus immergés dans le flux de la vie. Cela peut parfois constituer une prise de recul bienvenue et porteuse de bonheur pour le futur. Dans le deuxième cas, notre désir de reconnaissance remplace finalement le bonheur que nous aurions pu avoir à vivre de façon légère et sans arrière pensée. Réfléchir à ce qu’en diront les autres, essayer de se positionner d’une certaine façon afin de leur plaire, tout cela a pour conséquence de briser la spontanéité du moment. Nous ne le vivons plus pour lui-même, mais en fonction de ce que nous pourrons en exhiber. 

Dès lors, la photographie, lorsqu’elle prend une place trop importante, comporte ce réel danger de pouvoir briser l’élan de moments vécus avec enthousiasme et légèreté. Il ne s’agit pas de dire ici que seul le moment présent compte et que toute photographie est nuisible, loin de là. Toutefois, il s’agit de rester vigilant sur la place que nous voulons donner aux clichés que nous faisons au cours de notre existence. Lors d’un repas de famille, de vacances ou d’une virée entre amis, prenons garde à ne pas donner le premier rôle aux photos. Laissons-leur ce second rôle qu’elles tiennent si bien, celui qui consiste à garder de beaux souvenirs de moments authentiques, agréables et qui n’étaient pas commandés par un désir de représentation. Autrement, en plus de vivre sans spontanéité, nous risquons de faire de bien mauvaises photos, car celles-ci ne sauraient représenter avec dynamisme, énergie et authenticité une vie que nous aurions délaissée.  

Illustré par Victor Pauvert

Eliott Perrot

Eliott Perrot

Étudiant français en Master in Management à HEC Paris (Promotion 2025).
Membre de KIP et contributeur régulier.

French student in Master in Management at HEC Paris (Class of 2025).
Member of KIP and regular contributor.